Aller aux Utopiales quand on est fan de jeux vidéo, amateur de science-fiction et pas totalement réfractaire aux sujets scientifiques, c’est un peu un supplice de Tantale version light : on peut grignoter quelques miettes à droite et à gauche, mais on sait pertinemment que le gros du festin restera définitivement hors de notre portée. Il y a simplement trop de choses à goûter sur la carte et on se retrouve à devoir faire des choix cornéliens. On sait bien qu’on n’aura jamais assez de temps pour tout tenter, on optimise au maximum son menu, on fait des changements de dernière minute… Mais le point positif, c’est qu’on ressort de l’évènement avec bien des choses à raconter.
Et en l’occurrence, nous allons vous faire un petit point sur les tables rondes, les ateliers et les rencontres proposées par cette édition des Utopiales et auxquels nous avons pu assister. Ici, point de retranscriptions précises ou de résumés exhaustifs, l’exercice prendrait à coup sûr une année entière tant la matière de cette édition 2012 a été dense. Non, il s’agira juste de faire une sélection de ce qui nous a marqués, captivés ou amusés (voire les trois à la fois), des sujets traités le plus fidèlement possible aux sorties de piste et hors-sujets les plus intéressants. Donc, pour chaque thème majeur de l’évènement (jeux vidéo, littérature et science), nous vous proposons une présentation rapide de l’éventail des conférences et des « à-côté » proposés, ainsi que la description de deux ou trois tables rondes assorties des liens vers les captations en vidéo quand elles ont été mises à disposition du public par les gentils organisateurs des Utopiales.
– Jeux vidéo –
Sujet qui intéressera au premier chef la majorité des lecteurs du site, les Utopiales proposaient un pôle vidéoludique dont on peut regretter la taille quelque peu limitée, mais animé par des intervenants au dynamisme et à la passion bien palpables. Si l’événement est avant toute autre chose axé sur les médias classiques de la science-fiction que sont le cinéma et la littérature, on ne peut que constater avec plaisir la diversité de ce qui a été proposé : du débat classique et enflammé, mais aussi de la réalisation de jeux vidéo selon un thème défini en 48 heures dans le cadre de la Game Jam (vous pouvez d’ailleurs trouver les jeux finalistes en téléchargement ici), des expositions de concept arts et des rencontres privilégiés avec les concepteurs.
On est bien loin de la Paris Games Week (et dans un sens c’est heureux) : certes on ne joue pas aux derniers blockbusters en phase d’atterrissage avant commercialisation pour les fêtes de fin d’année, mais on parle souvent à cœur ouvert de la façon dont les professionnels du milieu abordent leur métier. Bref, on ressort de quatre jours d’Utopiales en n’espérant qu’une chose : que les organisateurs consacrent une place croissante au jeu vidéo l’année prochaine et les suivantes.
– Workshop de Camille Bachmann
Il s’agit peut-être là de la « conférence » la plus atypique à laquelle nous ayons pu assister lors de ces Utopiales. Alors que Jehanne Rousseau présentait de très nombreux aspects de Mars War Logs, le prochain jeu des français de Spiders, le designer du jeu Camille Bachmann (visiblement pas tout à fait à l’aise en public) nous a fait le plaisir de réaliser une illustration dont nous avons pu suivre l’avancement en direct sur le grand écran de l’espace Shayol. Un exercice tout en touches et en retouches qu’il est difficile de retranscrire à l’écrit. Nous pouvons juste vous dire que voir les contours d’un paysage désertique martien émerger peu à peu d’un écran blanc a quelque chose de fascinant.
On peut d’ailleurs noter que les gens de chez Spiders ont donné de leurs personnes lors de ces Utopiales. Jehanne Rousseau a ainsi participé à pas mal de tables rondes (notamment sur la narration interactive) et a organisé un atelier sur l’écriture de scénario de jeu vidéo en comité restreint. Une exposition de visuels de Mars invitait aussi au voyage et ornait de belle manière un Pôle Jeu vidéo malheureusement trop petit et un peu chiche. Et nous ne parlerons même pas de l’interview que les membres du studio nous ont accordée pour ne pas tomber dans l’auto-promotion éhontée.
– Game design : la science-fiction en action
Ambiance feutrée et intimiste pour cette conférence rassemblant en début soirée David Calvo et Heather Kelley dans la petite salle de conférence du Bar de Mme Spock. La première partie de la table ronde a abordé le sujet de base de manière générale et plutôt théorique en évoquant la question du game-design, de ses spécificités et de ses problématiques, mais c’est l’exemple pratique du traitement (ou plutôt du non-traitement ou traitement très marginal) de la sexualité dans le jeu vidéo abordé en deuxième partie qui aura marqué nos esprits.
Prière d’éviter les regards en coin et les rictus goguenards s’il vous plaît, il n’a pas été question de sexualité un brin putassière à la manière d’un God of War ou d’un RPG occidental, mais plutôt d’un jeu-concept de Mme Kelley du nom de Lapis. Ce concept a été développé sur DS comme une métaphore de la masturbation féminine : il revient au joueur de caresser et stimuler un petit lapin avec le stylet sur l’écran tactile du bas jusqu’à ce que ce dernier « décolle » vers un écran du haut symbolisant l’orgasme féminin. Il est d’ailleurs amusant de noter que dans le cadre de son expérimentation, Heather Kelley a interrogé un certain nombre de femmes quant à leur vision de l’orgasme pour remplir l’écran du haut : disons juste que nous n’imaginions pas que les cup-cakes et les théières avaient un tel potentiel d’évocation. Nous préférons préciser (juste au cas où) qu’il est bien sûr inutile de chercher à se procurer ce jeu qui n’existe que sous forme de concept. Sérieusement, vous imaginiez Nintendo laisser passer ça ?
Cette table ronde aura aussi été l’occasion pour nous de découvrir des professionnels du jeu vidéo plutôt éloignés de l’image d’Epinal qu’on peut se faire du développeur. Heather Kelley a ainsi exercé des fonctions sur des jeux de toutes les sortes, du casual-gaming au hardcore-gaming en passant par le serious-gaming, des catégories qu’il est de bon ton de séparer par des barrières bien étanches quand on est un « tru3 » gamer. Et tout cela avant de s’intéresser au média de manière plus expérimentale, par le biais de Lapis bien sûr, mais aussi de l’exposition Joue Le Jeu à la Gaîté Lyrique qui mettait les visiteurs dans les pixels de personnages d’un jeu vidéo grandeur nature. Quant à David Calvo, on sent qu’il est un auteur avant d’être un game-designer et qu’il a donc un point de vue atypique sur le média, un point de vue de vrai passionné qui fait le pont avec l’aspect plus littéraire des Utopiales.
– Science-fiction et jeu vidéo : prospective ou illusion ?
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Il s’agit sans doute là de la table ronde la plus mémorable des Utopiales dans le registre du jeu vidéo. L’estrade était d’ailleurs bien peuplée, ce qui n’a malheureusement pas permis à tout le monde de faire valoir son point de vue sur le sujet. Il est sans doute inutile de présenter Julien Pirou et Florent Gorges, bien connus dans les milieux de l’édition et de la presse spécialisée, respectivement pour leurs collaborations à IG Mag et aux ouvrages parus chez Pix’n Love). Etait aussi présent Alain Damasio, auteur de science-fiction surtout connu pour la Horde du Contrevent, mais aussi directeur narratif chez Dontnod au début du développement du futur Remember Me. Et nous avons déjà parlé un peu plus haut de Jehanne Rousseau et de David Calvo.
Alors que la table ronde commençait avec un point sur ce que le jeu vidéo a déjà pu offrir en matière de prospective et d’anticipation, nous avons rapidement perçu comme un clivage entre les intervenants. Si Julien Pirou et Florent Gorges semblaient plutôt optimistes sur les apports du monde vidéoludique à la science-fiction, on a rapidement senti Jehanne Rousseau et (surtout) David Calvo plus réservés sur le sujet. A vrai dire, on n’était pas très loin du choc des cultures entre des professionnels vraiment axés sur le jeu vidéo et d’autres plus influencés par un background littéraire, avec une problématique bien cernée par Alain Damasio : le jeu vidéo est un média mobilisant de grosses équipes et donc à la fois plus lourd à gérer, moins personnel et moins libre qu’un moyen d’expression comme la littérature.
S’en est donc suivi un échange très intéressant sur ce que peut apporter le milieu indépendant au jeu vidéo, parfois émaillé de quelques petites piques que certains joueurs un peu rigoristes qualifieront peut-être de trolls. Eh oui, les avis étaient souvent tranchés, mais ça faisait le charme du débat. Et au-delà du côté « spectacle » de la soirée, la table ronde a bien mis en valeur la multiplicité des attentes, des publics, des perceptions et des approches en matière de jeu vidéo. Et si finalement c’était ça, la preuve que le média commence à acquérir une certaine maturité ?