C’est qu’il semble se passer un énorme élan de lucidité en ce moment auprès des éditeurs sortant des grosses licences japonaises sous nos latitudes européennes. « Et si on offrait une localisation, peut-être que cela pourrait élargir le public non ? Certes, ça coûte du pognon mais peut-être qu’on pourrait l’amortir grâce à cette tranche anglophobe du public qui a beau être potentiellement intéressé par le truc mais ne pouvait se résoudre à franchir le pas à cause de l’absence de traduction… Et qui sait, se faire même du bénéfice ? ». C’est ainsi que l’on verra sortir cette année un Persona 5 Royal aux textes traduits. Mais il n’y a pas qu’Atlus qui s’est permis cette audace, on pourra citer le cas de Sega qui en plus d’offrir à sa compilation HD de Shenmue, a également tenté de mettre en lumière une de ses grosses franchises via une localisation : celle des Yakuza. Seconde tentative d’ailleurs étant donné que le premier avait à la base eu le droit à des sous-titres français dans sa version européenne de base sur Playstation 2. Malheureusement, le manque de ventes a eu raison de réitérer ce doux geste, les Européens ayant dû se contenter de tout le reste de la série dans la langue de Shakespeare. Mais les années ont passé et il faut admettre qu’à l’heure d’aujourd’hui, le jeu vidéo japonais semble avoir été réhabilité dans les esprits occidentaux après une génération PS360 un brin hostile à son égard. On remerciera donc Sega de tenter de nouveau sa chance avec Judgment, pas un Yakuza à proprement parler certes, mais un spin-off enfanté des mêmes géniteurs qui puise énormément dans l’ADN de la franchise. On ne pourra que remercier et applaudir Sega pour cette audace et prise de risques. Car si Judgment n’ira pas spécialement bouleverser l’aficionado de la franchise des Yakuza, il représente une carte d’entrée idéale à la formule, ton et univers que la Team Ryo Ga Gotoku développe depuis tant d’années, sans forcément beaucoup la bousculer certes, mais s’avère finalement solide, unique et personnelle.
Nippon, ni mauvais
Déjà, je tiens à commencer cette bafouille en me permettant la remarque que Judgment est un jeu japonais. Il suit donc des codes du jeu nippon scrupuleusement sur tout un tas d’aspect : sa formule, sa narration ou encore son gameplay. Cette remarque fait un peu suite à ce que je disais dans mon bilan de l’année passée : si vous n’aimez pas ces bases, je ne vois pas en quoi le jeu vous intéressera et vous pouvez donc sans regrets passer votre chemin sans vous l’infliger inutilement. Mais, par-delà de cela, je tiens à la faire en réaction de quelques tests que j’ai pu voir çà et là sur le web qui pointaient du doigt un certain caractère vieillot et passéiste. De mon côté, en toute franchise, je ne vois pas ce qu’il y a de vieillot là-dedans dans le sens où Judgment montre là tout l’esprit japonais en terme de savoir-faire vidéo-ludique : une saga ne cherche jamais forcément trop à sortir de sa formule originelle, ils ne font principalement que la conserver en l’agrémentant de nouvelles subtilités et autres évolutions liés aux nouveaux outils technologiques. Prenez un Tales Of, qu’il soit vieux ou récent, on y retrouve toujours le même esprit, le même genre de patte graphique, ainsi qu’un système de combat qui n’a fondamentalement pas tellement changé. En cela, on retiendra la saga des Final Fantasy comme une exception. Du côté occidental, au contraire, on fait plutôt la part belle à la création d’un cahier des charges qui durera le temps que le joueur y trouvera un intérêt et calera tout là-dessus, quand bien même cela changerait fondamentalement d’orientation une saga, se contentant de varier les équilibrages pour tenter de conserver un semblant de pertinence. On pourra aller regarder du beat’em all pour s’en convaincre. Le récent God Of War a totalement refondu son délire en ajoutant une dimension open world, du craft, un petit soupçon d’esprit RPG, histoire de rentrer dans l’air du temps du blockbuster occidental. Tandis que du côté du Pays du Soleil Levant, un Devil May Cry 5 reste fidèle à son essence : on achète ses compétences en boutique et le jeu se déroule de manière linéaire via chapitres. Il utilise bien entendu les outils modernes pour ses graphismes, sa mise en scène ou encore la fluidité et dynamisme dans le gameplay mais cela s’arrête là.
Pour Judgment, il faut comprendre que c’est exactement pareil. Ceux ayant fait toute la série des Yakuza – et il y en a un paquet – pourront peut-être tiquer de retrouver encore le même quartier avec des features communes en terme de mini-jeux et à-côtés secondaires. Et en cela, l’argument peut s’entendre. En revanche, aller critiquer le côté vieillot parce que les combats sont arcade ou que le quartier est faussement ouvert (car autrement plus restreint qu’un véritable open-world occidental), je trouve cela un peu hors-de-propos tant c’est totalement intentionnel et tient d’un parti-pris de ses créateurs. On pourra évidemment ne pas adhérer mais il n’est nullement question d’histoire de vieillot là-dedans : voyez les graphismes, les modélisations faciales fort convaincantes et expressives ou certaines mises en scène plutôt impressionnantes, il n’y a franchement à se plaindre de faire un retour forcé sur l’ère 128 Bits. Ces partis-pris vont à l’encontre de la norme occidentale, cela pourra déranger les avides de cette dernière mais plaira indéniablement à ceux recherchant autre chose que du triple A occidental. Et ces derniers prendront les choses comme elles sont : on a beau te servir une histoire sérieuse et grave d’un côté ; de l’autre, on veut que tu t’amuses manette en main et sur certains à-côtés grotesques. C’est que par-delà d’un scénario, de belles séquences narratives et autres, on est aussi dans un jeu vidéo où le but n’est pas forcément de t’emmerder avec un excès de contraintes par souci de réalisme.
Tokyo comme si vous y étiez…
Mais ce n’est pas parce que Judgement se montre (intentionnellement) surréaliste sur tout un tas d’aspects qu’il n’en demeure pas moins immersif. L’environnement proposé, le quartier de Kamurocho se basant sur l’architecture de quartier tokyoïte, est justement l’un des points forts du soft. Et par conséquent, des six opus de Yakuza qui l’ont précédé puisqu’il s’agit exactement du même. Les connaisseurs de la franchise principale s’y sentiront donc comme à la maison et ne seront nullement perdu. Les profanes découvriront un petit quartier qui a autant de gueule qu’il est représentatif de ce que l’on pourrait bien trouver si l’on irait en voyage à Tokyo. Tant dans l’architecture des buildings, des rues et autres ruelles, du temps humide omniprésent, allant même jusqu’à représenter des commerces/marques existant réellement au Japon. Une façon comme une autre de grappiller des deniers supplémentaires pour le budget (après tout, un acteur reconnu a prêté ses traits au héros bien qu’il y a eu des modifications d’urgence faites, suite à un scandale), faisant office de véritable campagne de pub pour le public nippon mais nous semblant plutôt sain car totalement inconnu au bataillon pour nous, Occidentaux. Mais il s’agit néanmoins de détails importants de savoir tant cela renforce ce côté « pour le prix d’un jeu, on a un petit aperçu de ce qu’est la capitale japonaise, le tout sans bouger de chez soi ».
Outre cela, l’immersion est renforcée par la représentation de la culture japonaise telle qu’elle est réellement et ce, sur de nombreux aspects. Qui peuvent autant prêter à rêver que d’autres nous feront déchanter de la vision idéalisée que l’on peut bien lui vouer. Car oui, tout n’est pas rose au Japon et pas que pour des questions de dévouement excessif au boulot. Il s’agit aussi de nous montrer des bordels, la « normalité tordue » s’adonner à la prostitution en prenant un petit boulot au bar à hôtesses du coin pour payer ses études et ce, sans que personne n’en vienne s’en offusquer, le caractère profondément vicieux et dégradant des hommes, notamment vis-à-vis de la gente féminine, à mille lieux de la vision polie et respectueuse qu’ils peuvent bien dégager. Bref, tout un tas de choses qui représente un véritable choc des cultures tant de nombreuses choses nous semblent (hypocritement) aberrantes dans nos sociétés occidentales. Après évidemment, le trait est épaissi afin de rentrer dans le contexte que l’on avance dans un quartier crapuleux où les Yakuzas sont omniprésents mais il n’en demeure pas moins intéressant de voir une telle transparence qui n’y va pas par le dos de la cuillère. Point de politiquement correct ici, on présente les choses comme elles sont, même si elles ne sont pas très flatteuses. Enfin, qui ne nous donnent pas d’image flatteuse de notre point de vue à nous, les principaux concernés trouveront juste ça normal après tout.
… Mais ça ne reste qu’un jeu vidéo !
Malgré que Judgment dépeint des aspects sombres de la culture nipponne et qu’il développe un scénario on ne peut plus grave et sérieux, le soft sait également se montrer sous un jour beaucoup plus fun et décalé. A l’instar d’un Shenmue, dans une vision plus moderne, dynamique et assumant davantage ses aspects plus légers. On le verra notamment via ses phases de jeu pur et dur. Les scènes de combats sont arcade, quelque part à mi-chemin entre du beat’em all à la Streets Of Rage (où l’on se retrouve certes plus ou moins confinés mais libre de casser certains éléments de l’environnement ou encore de s’en servir comme arme) et de baston 3D simple et dynamique tel Tekken. Et surtout, leur mise en scène ne se prend clairement pas au sérieux, amenant des situations des plus grotesques telles l’aide des commerçants avec lesquels l’on s’est préalablement liés d’amitié qui viennent nous balancer des brochettes et autres bouteilles de sauces piquantes afin de défourailler nos adversaires de façon improbable et hilarante. Les phobiques de l’école japonaise crieront sans doute à l’idiotie too much, j’aurais envie de leur répondre qu’écraser des prostituées lorsqu’on dévale une descente à vélo à pleine vitesse dans un GTA n’est pas forcément plus sérieux, ni même intelligent (mais très drôle également, là n’est pas la question). Des affrontements dont on sera pleinement invité à prendre part régulièrement, les yakuzas et autres petites racailles de Kamurocho venant souvent nous chercher des noises au cours de nos déplacements dans le quartier, en plus de toutes les séquences scénarisées liées à l’histoire. Les phases de filature – peut-être le point faible du jeu car un peu trop longuettes – montrent également un aspect jeu vidéo on ne peut plus exagéré dans le comportement de notre cible et les manières de se cacher afin de ne pas se faire voir. Ce qui, encore une fois, n’est pas très réaliste, mais ce côté si exagéré et arcade rend tout ceci à jouer plus divertissant, moins frustrant et prise de tête que si l’on était réellement davantage basé sur de la réelle simulation.
Dans les différentes phases de jeu proposées, l’on notera également les phases de poursuite à pied via QTE, hommage direct à son modèle qu’est Shenmue ou encore des phases d’enquête où l’on cherche des indices et autres dialogues à choix multiples avec d’autres protagonistes qui feront penser à ce côté aventure/visual novel à la Phoenix Wright. Qui d’ailleurs, a son hommage évident et amusant au cours d’une quête secondaire où l’on devra mener un simili-procès pour découvrir ce qu’il est advenu d’un gâteau disparu. Parce que tout ce qui a attrait au secondaire dans ce jeu ne sera clairement pas à prendre au sérieux. Outre l’histoire principale, on a également affaire à des affaires annexes où Yagami, notre héros avocat reconverti en détective, sera confronté à des situations légères et grotesques, parfois malgré lui d’ailleurs. Ou encore se lier d’amitié avec des individus et commerçants du quartier parfois un peu « étranges ». Voire vivre une poignée de romances, façon jeu de drague japonais dans tout son malaise où une femme se doit d’être séduite en la complimentant et en lui faisant des cadeaux. Malgré tout, contrairement à un Yakuza, ce dernier aspect se montrera bien plus timide et coincé (s’expliquant par cette histoire d’acteur connu qui a servi de modèle et d’interprète au héros, comme j’ai pu l’aborder un peu plus haut). Ajoutez à cela moult mini-jeux, des plus mineurs comme les fléchettes, les machines à pinces pour choper les peluches ou encore le base-ball aux plus sophistiqués comme ceux que l’on retrouve sur les bornes d’arcade du quartier où l’on retrouve des vrais jeux Sega comme Virtua Fighter, Fantasy Zone ou Puyo Puyo et du spécialement créé pour l’occasion comme un certain Kamurocho Of The Dead, un House Of The Dead-like plutôt bien foutu pour un simple à-côté. Notez également que si le Japon vous passionne, Judgement pourrait vous inciter à vous intéresser à différents jeux traditionnels typiques du Pays du Soleil Levant comme le Mahjong ou le Shôgi vu que vous y serez confrontés également si vous avez dans l’idée (courageuse car ce n’est pas une simple affaire) de vous lancer dans la complétion totale du soft. Évidemment, tous ces à-côtés n’iront pas se placer à la même échelle d’intérêt et de réussite (les courses de drone répétitives et frustrantes ou encore une sorte de party-game/jeu de l’oie pas très palpitant) mais tout ceci contribue à faire de Judgment un Shenmue-like complet et varié dans lequel on prendra vraiment plaisir à s’investir et à faire tranquillement sa petite vie dans ce petit quartier attachant entre deux moments d’intrigue principale sans qu’on ne voit forcément le temps passer. Comme un épisode de Yakuza diront les connaisseurs en somme puisqu’en terme de structure globale et de quartier, c’est exactement la même chose au final.
Détective Yakuza
Quel intérêt me direz-vous si c’est la même chose qu’un Yakuza ? Eh bien, déjà, pour un anglophobe, c’est qu’au moins, on a le droit ici à une localisation française très propre, ce qui représente une bonne carte d’entrée pour la saga. Et surtout, ce qui explique d’ailleurs pourquoi un fan de Yakuza ait répété un jeu se montrant toujours sous cette formule dans ce même environnement à sept reprises (six volets et sa préquelle nommée Yakuza Zero) : l’histoire. Même si les histoires de yakuzas ne sont pas complètement évincés ici, on repart sur des bases neuves en terme de contexte, de protagonistes et surtout, de point de vue. On suit ici les pérégrinations d’un ancien avocat devenu détective, Yagami. Une reconversion motivée par le traumatisme et l’écœurement d’avoir fait acquitter un accusé de meurtre qui aurait aussitôt assassiné sa petite amie une fois son innocence démontrée au tribunal. Yagami, dans son petit cabinet de détective, est secondé par son ami Kaito, ancien Yakuza d’un clan qui a jadis pris notre héros sous son aile lorsque ce dernier s’est retrouvé brutalement orphelin lors de son adolescence. Très vite, l’ancien cabinet d’avocats dans lequel Yagami a travaillé par le passé fait appel à lui pour enquêter sur une mystérieuse affaire de meurtre d’un membre d’une famille Yakuza ennemie à celle qui l’avait recueillie que l’on a retrouvé dans une ruelle, les yeux arrachés. Une première vraie affaire qui se révélera rapidement être autrement plus complexe que supposé avec des histoires de tueur en série, de conflits de Yakuzas brutaux et corruption politique.
Vous l’aurez compris, Judgment a beau assumer de se la jouer guignol, il sait également être sérieux. Et là-dessus, il le fait très bien tant l’intrigue est vraiment passionnante. Là encore, le côté japonais est de mise dans le fait que le rythme de ce véritable polar vidéo-ludique est plutôt lent. A tel point que la durée de vie en occultant totalement le secondaire est déjà fort conséquente – une quarantaine d’heures je dirais à la louche – ce qui ne veut pas dire que le propos s’avère chiant car traînant trop en longueur. Bien entendu, l’impatient qui ne jure que par les rythmes soutenus où l’intensité ne se tarit jamais réellement passera son chemin. Mais pour ceux appréciant qu’une narration prenne le temps de poser toutes ses ficelles tranquillement et de les tirer afin d’amener du twist et de la révélation en pagaille d’une telle manière où l’on se retrouvera toujours pris en haleine par un détail intriguant ou une révélation surprenante et passionnante, ils peuvent se plonger dans le soft les yeux fermés. Tout y est : une flopée de sous-intrigues apparemment sans liens entre elles et qui pourtant finissent par s’imbriquer pour donner un puzzle gargantuesque où tout est finalement lié. Le tout est extrêmement bien narré et surtout bien écrit. Et même si certains moments peuvent paraître un peu longuets, il faut admettre que dans l’ensemble, le rythme est plutôt bien géré entre ses séquences blablateuses et autres phases d’intensité où l’action prime, dans une mise en scène qui sait se montrer classe, badasse, non dénuée de ces moments de bromance qui font mouche car un peu moins cul-cul et plus fin que du Expandables. Et surtout, d’autres moments où l’on impose plus ou moins de s’attarder sur la légèreté débridée du secondaire, histoire d’aérer le propos et relâcher un peu la pression entre deux moments d’intensité. Bref, Ryo Ga Gotoku montre que toutes ces années à développer sa franchise Yakuza – elle aussi appréciée pour son histoire – lui a amené énormément de maîtrise dans ce domaine, d’autant plus qu’émerge une véritable personnalité dans le fait d’alterner sérieux et grotesque débridé qui ne marche que trop bien. On notera également la maîtrise acquise sur le volet technique tant les personnages sont extrêmement bien modélisés et se montrent crédibles dans leurs expressions. Tout ceci faisant que l’on s’y attache rapidement et l’on se prenne d’autant plus au jeu et à son histoire captivante.