Nier est un peu le jeu que personne n’attendait. Un héros musculeux, une jeune femme à la tenue aguicheuse et au langage vulgaire, des hectolitres de sang… Les premières informations sur le dernier titre édité par Square Enix ne laissaient pas espérer autre chose qu’un Beat Them All de peu de finesse. Mais comme le résume si bien le slogan accompagnant la sortie du jeu, les apparences sont trompeuses. Il se trouve en effet que Nier est le chant du cygne de cavia, un studio connu dans un petit cercle de joueurs pour l’audace absolue d’une gemme méconnue, Drakengard. Et il se trouve que ces deux jeux partagent un certain héritage, celui de l’expérimentation et des émotions souvent intenses.
Un Tokyo en ruines se réveille un jour d’été 2049 sous une couche de blancheur pourtant typiquement hivernale. Des livres noirs susurrent de tentantes promesses de pouvoir à ceux qui sont prêts à faire le sacrifice de leur âme. Les Ombres, de mystérieuses créatures faites de ténèbres et de sang, attaquent aveuglément tous ceux qu’ils croisent sur leur chemin. Et un homme d’âge mûr protège sa fille atteinte d’une maladie inconnue, un mal qui grave dans sa chair fragile d’énigmatiques runes.
Puis une ellipse de plus d’un millénaire. Le joueur découvre un village médiéval paisible construit sur les ruines d’un monde disparu. En arrière-fond, une chanteuse accompagne de sa voie éthérée une mélodie mélancolique tandis qu’un homme d’âge mûr cherche désespérément un remède pour sa fille atteinte d’une maladie inconnue. En à peine une heure de jeu, Nier a réussi à soulever un nombre considérable de questions. Et autant être franc dès le départ, il n’offrira pas -ou si peu- de réponses. Cavia l’avait déjà démontré avec Drakengard : conter des histoires traditionnelles ne les intéresse pas. Les réponses aux énigmes suscitées par le début du jeu n’ont que peu d’importance. L’histoire est là pour installer une atmosphère de mystère qui met en relief la seule chose qui compte, la seule chose qui est mise au centre de la narration : la lutte d’un père et de ses compagnons pour sauver sa fille. Nier est avant toute autre chose l’histoire de ses personnages, de leurs espoirs et de leurs déceptions, de leurs victoires et de leurs échecs.
C’est un parti-pris qui risque d’en échauder plus d’un. Ainsi, si Nier déborde assurément de scènes fortes et mémorables, sa trame ne suit a priori aucun fil directeur tangible. Notre héros est baladé d’un lieu à un autre sans raison apparente et collecte les mots de pouvoir et les morceaux de clé qu’on lui demande de récupérer sans chercher à comprendre pourquoi. Le simple fait que cette quête incessante ait une chance de délivrer sa fille de sa maladie lui suffit. Mais pas sûr que cette justification très abstraite suffise au joueur et l’encourage à enchaîner les donjons. Pourtant, il existe un véritable fil directeur dans la trame du jeu et une vraie cohérence dans son background. Toutes les explications existent en effet, mais pas au sein du jeu. Pour avoir une idée des tenants et des aboutissants de la trame, il faudra s’intéresser au Grimoire Nier, l’artbook du jeu – uniquement disponible en japonais bien sûr.
Cela ne fait pas de Nier un jeu incomplet pour autant. Cavia reproduit en effet de manière moins radicale le schéma narratif déjà employé dans Drakengard : un jeu qui débordait d’énigmes, qui posait plus facilement des questions qu’il n’apportait de réponses et qui devenait progressivement un kaléidoscope de scènes et de personnages épars reliés les uns aux autres par la démence d’un scénariste a priori en roue libre. Il ressort donc de Nier le même sentiment de flou scénaristique et d’égarement délibéré du joueur dans les méandres d’une trame aux fondements peu clairs. Quelques indices sur la véritable nature de l’histoire existent dans le jeu, mais ils demanderont des trésors d’ingéniosité pour être interprétés correctement. Chacun aura un avis sur le procédé et sur sa pertinence, mais ce dernier affirme clairement l’identité du jeu. Au joueur de choisir : s’accrocher coûte que coûte à sa logique et essayer en vain de décortiquer rationnellement le jeu ou embrasser pleinement ce qu’il est et se laisser emporter. Il est toutefois regrettable que l’existence du Grimoire Nier japonais vienne remettre en cause l’audace de cette démarche radicale en expliquant le tout… en dehors du cadre du jeu.
Mais le cœur du jeu réside davantage dans ses personnages que dans son scénario. La relation entre Nier et sa fille Yonah est bien sûr le moteur de l’intrigue. Traitée de manière subtile et réaliste, elle se révèle bien souvent touchante dans ses développements : le côté extrêmement trivial et ordinaire de ce lien parental crée immédiatement une proximité avec le joueur. Étrangement, le traitement de relations aussi naturelles demeure si rare dans le paysage vidéoludique que Nier pose sa différence, aidé en cela par toute une série de petits détails bien trouvés comme les lettres envoyées par Yonah à son paternel ou les extraits de son journal intime qui apparaissent à l’occasion des temps de chargement. On se surprend donc assez rapidement à ressentir un véritable attachement à l’égard des deux personnages du père et de la fille, attachement qui s’étend rapidement à Devola et Popola, les deux jumelles qui s’occupent de gérer le village natal de Nier et qui cherchent à l’aider autant que possible dans sa quête d’un remède, ainsi qu’aux gens que rencontre Nier au gré de ses voyages, de l’énigmatique Emil au fougueux roi de Façade. C’est d’ailleurs tout un microcosme que développe cavia, les quêtes annexes que les villageois confient à notre héros assurant la double fonction de donner à ce dernier un rôle au sein de la communauté et de faire vivre les villages ainsi que les personnalités qui les peuplent. Même si l’intérêt de ces missions est à géométrie variable et même si elles s’avèrent assez peu intéressantes d’un point de vue ludique en se cantonnant à la collecte d’objets, à l’élimination de monstres et aux livraisons de colis, elles constituent une part non négligeable de l’immersion dans l’univers du jeu et de l’établissement d’une atmosphère caractéristique.
Dans cette imposante galerie de personnages, ceux avec lesquels notre héros passe l’essentiel de son temps resteront ses compagnons de route, Grimoire Weiss et Kainé. Le premier est un grimoire hautain à l’accent typiquement british qui prêtera ses pouvoirs occultes à Nier et qui partagera en permanence avec lui ses perles de sagesse, qu’on le lui ait demandé ou non. La seconde est une jeune guerrière, rejetée par son village, au langage vulgaire et à la tenue très légère, fort douée quand il s’agit de laminer ses ennemis à coups de lame. Inutile de préciser que s’installe entre ces deux-là une relation pour le moins explosive, tout en petites piques et en provocations acides. Il se crée alors une dynamique des plus plaisantes au sein de notre trio de base. Ainsi, Grimoire Weiss ne réservera pas ses remarques désobligeantes qu’à Kainé et n’hésitera pas à faire remarquer à Nier quand ce dernier lui fait perdre trop de temps en aidant tel ou tel villageois. Quant à Kainé, ses rencontres avec d’autres personnages adouciront peu à peu sa façade farouche et lui donneront une dimension plus douce et attentionnée. En un mot comme en cent, nos personnages vivent et changent devant nos yeux à mesure que nous apprenons leurs secrets et ils profitent de l’occasion pour nous faire passer d’une émotion à une autre en retraçant toute la gamme qui mène du rire à la tristesse, et inversement. A coup sûr, les personnages de Nier constituent une des grandes forces du jeu.
L’univers de Nier ne manque pas non plus de caractère, d’une nature cette fois plus mélancolique. Le joueur sent bien qu’il évolue dans un monde qui se meurt inexorablement. Les ruines du monde passé, qu’il s’agisse de routes, de ponts ou d’éoliennes, dominent des paysages qui sont redevenus sauvages. Des Ombres en maraude s’en prennent aux populations humaines avec une violence qui s’accroît à mesure que progresse l’aventure. Pour autant, le monde de Nier n’est pas dépourvu d’une certaine beauté, malgré un aspect technique aussi peu reluisant que les perspectives d’avenir des personnages dans ce cadre à l’agonie. La gamme des couleurs employée et les effets de lumière utilisés pour mettre en relief les décors confèrent au titre une identité et une atmosphère uniques. Ainsi, le village de Nier semble la plupart du temps recouvert de nuages qui plongent le joueur dans une mélancolie quasi-permanente. Le vent et la brume omniprésents dans l’Aire renforce le côté malsain des lieux, un aspect encore renforcé par la paranoïa des habitants. Et l’âpre contraste entre la profondeur du bleu de la mer qui borde Littoral et les rayons du soleil qui l’écrasent évoquent un charme typiquement méditerranéen.
De plus, cavia a eu la très bonne idée d’utiliser une multitude d’angles de caméra différents qui contribuent à la mise en scène des décors et qui constituent autant de références à telle ou telle légende du jeu vidéo. Ainsi, même si la 3D à la caméra libre reste la norme, il suffit parfois de rentrer dans un bâtiment pour que le jeu passe en vue de profil ou de monter sur un chariot pour qu’une scène soit « filmée » du dessus. Ces variations de points de vue pourtant simples mettent en valeur des petits détails qui donnent de la vie aux décors et sur lesquels une caméra plus libre zapperait sans vergogne. Une excellente idée qui reste cependant trop marginale, et donc sous-exploitée, dans le déroulement du jeu. Quant aux lieux eux-mêmes, même s’ils se révèlent très variés et différents les uns des autres, ils sont malheureusement trop peu nombreux par rapport à la durée de vie du jeu. Sur la longueur, le joueur est contraint à faire des allers-retours et à visiter de nombreuses fois les mêmes donjons.
Autre composante incontournable de l’ambiance si caractéristique de Nier, sa bande-son aux sonorités atypiques touche du doigt la perfection. Issue du double génie du compositeur Keiichi Okabe et de la chanteuse Emi Evans, la musique imprime sa marque vocale, éthérée et mystérieuse au jeu. Qui plus est, cavia emploie son OST avec finesse et talent. Certes la musique souligne toujours à la perfection l’ambiance instaurée par les décors, mais c’est le travail exécuté sur les variations des thèmes en fonction des actions du joueur qui font mouche. Ainsi, les pistes accompagnant la visite des villages se font plus feutrées quand Nier pénètre dans une maison. Et les musiques accompagnant les bossfights utilisent très souvent les mêmes sonorités et les mêmes instruments que les thèmes de donjon qu’ils prolongent, s’il ne s’agit pas tout simplement d’une seule et même mélodie évolutive qui gagne en panache et en intensité pour coller à l’action. Le studio a presque fourni plus d’attention à l’utilisation des pistes qu’à leur composition, ce qui n’est pas peu dire. Il suffit de faire le prologue et de visiter une première fois le village de Nier pour s’en rendre compte. Notons au passage que le doublage anglais du jeu est irréprochable, avec une mention spéciale pour notre trio de base dont les dialogues sonnent agréablement vrai.
Et le gameplay ? Eh bien, le fond n’est pas d’une originalité folle : Nier est à la base un simple Action-RPG. Mais à la base seulement. Aux enchaînements à l’épée classiques s’ajoutent en effet rapidement les pouvoirs occultes accordés à Nier par Grimoire Weiss. La gestion de la caméra devient primordiale lors de l’utilisation de certains pouvoirs : l’action est alors présentée selon un point de vue proche de celui de Nier et il faut alors viser les ennemis manuellement grâce à une cible pour les détruire. Qui plus est, les Ombres peuvent également utiliser des sorts et les boules d’énergie se multiplient rapidement à l’écran, donnant au jeu un indéniable côté Shoot Them Up. Lors des joutes les plus impressionnantes contre les boss, le joueur se retrouve régulièrement plongé dans des tempêtes de projectiles qui donnent à ces combats une dimension presque hypnotique.
Le jeu sait d’ailleurs se montrer particulièrement impressionnant pendant ces duels au sommet, n’hésitant pas à mobiliser (voire à détruire) des arènes d’une taille plus que conséquente, à en mettre plein la vue par le biais d’une mise en scène soignée et à jongler avec les points de vue et les genres, en intercalant par exemple une phase de plate-forme en 2D vue de profil entre deux phases de bourrinage primaire. Ces changements de style interviennent d’ailleurs régulièrement au cours du jeu, ce dernier proposant des variations parfois totalement inattendues. Mais si cette diversité de genres ludiques sait rompre avec régularité la monotonie souvent propre à l’A-RPG, on ne peut que regretter le fait que cavia n’ait pas été assez loin dans son « trip ». Même si le jeu devait garder son identité ludique, ces phases alternatives ont malheureusement un goût de trop peu.
Nier aura finalement été le chant du cygne de cavia, le testament d’un studio capable du meilleur et du pire (souvent dans le même jeu). Nier n’est pas très réussi techniquement et son gameplay n’ambitionne pas de détrôner les spécialistes de l’A-RPG. Il ne se destinait donc que peu à un grand public qui le lui aura bien rendu. Mais parmi les joueurs qui apprécient d’autres éléments comme des personnages touchants, des musiques divines ou une narration parfois audacieuse, nombreux y trouveront sans doute leur compte. Nier est une expérience de jeu à nulle autre pareille qui offre de l’émotion et du plaisir avec générosité et modestie. Même si la mort de cavia ne sera regrettée que par une poignée d’amateurs, le studio aura eu l’élégance de se retirer en nous offrant un très grand jeu pour dernier cadeau. Et ça, c’est la très grande classe.