Spec Ops : The Line et son scénario ont le mérite de faire couler beaucoup d’encre sur la toile. Se démarquant des standards du jeu d’action, il a eu l’audace d’aborder la guerre sous un angle peu exploité. Géniale réflexion pour certains, branlette intellectuelle pour d’autres, il peut diviser la populace mais n’en reste pas moins atypique. Et, rien que pour ça, il mérite qu’on s’attarde dessus. Pour rendre hommage à la réflexion proposée par ce jeu développé par Yager, je vous livre ici mon humble analyse sur son scénario.
Attention, ceux qui n’ont pas encore fini le jeu ne doivent pas lire plus loin… Cet article est entièrement constitué de spoilers en toutes sortes, et connaitre le fin mot de l’histoire de la sorte vous gâcherait le plaisir.
Abstenons-nous d’une quelconque présentation du jeu : l’article considère que vous avez déjà fini celui-ci, et que par conséquent vous êtes en mesure de comprendre les lignes qui vont suivre. Pour les autres, retrouvez mon test du jeu ici.
Commençons sans plus attendre. Ayant refait le jeu plusieurs fois, et ayant aussi brassé le web à le recherche de nouvelles informations, il y a beaucoup de choses qui m’ont vraiment surpris dans la manière dont l’histoire de Spec Ops : The Line est traitée. On va parler ici du plus important : le personnage principal. Au début, Walker nous semble être un capitaine des plus classiques, qui sent le déjà-vu. Les premières impressions ne sont pas toujours les bonnes, puisque Walker est le moteur même de toute l’histoire du jeu. Au premier abord il semble être à peu près « normal », « saint d’esprit », on va dire. Peu à peu, passée la première heure de jeu, cette image commence tout doucement à se dégrager. Car un événement majeur dans le scénario survient aux environs du milieu du jeu : l’attaque au phosphore blanc. En effet, la Delta Force de Walker se voit – à priori – contrainte à exterminer une foule de soldats du 33e qui est prostrée sur leur chemin en utilisant du phosphore blanc. En tant que joueur, nous n’avons en fait pas vraiment le choix, car tenter d’y aller avec nos propres armes nous mènent vers une mort assurée. Détail important : lorsque l’on utilise le mortier, on peut voir le reflet de Walker sur l’écran de contrôle où on choisit nos cibles à tuer. C’est à partir de cet instant que celui-ci commence à être véritablement identifée à un tueur, à un meurtrier.
Parce que tout ça ne va pas se passer comme prévu. Sur l’écran de contrôle, il y a des cibles non-identifiées vers les soldats. 47, exactement. Sur le coup, on ne réfléchit pas, et machinalement, on ne prend aucun risque en éliminant celles-ci au même titre que les autres. Une fois cela fait, on va donc pouvoir traverser la route que l’on vient de… « dégager ». Sur celle-ci, quelques soldats encore à l’agonie se trainent de douleur au sol. Walker culpabilise-t-il à ce moment-là ? Impossible à savoir, mais le joueur, lui, peut choisir ou non d’abréger leurs souffrances. Un peu plus loin, un soldat du 33e, sur le point de mourir déclare qu’ils étaient là « pour aider », puis rend l’âme. Walker tourne la tête : on voit enfin quelles étaient ces 47 cibles non-identifiées. Des civils, des innocents… tous tuées par le phosphore blanc, au même titre que les Damnés du 33e, par les actes de Walker, Adams et Lugo. Ces deux derniers commencent à se disputer en fond, en prenant conscience de ce qu’ils viennent de commettre… Walker, lui, ne dit rien, face à une mère tenant sa fille, mortes par sa faute. Perdu dans ses pensée, il cherche une excuse, un motif valable à avancer.
« C’est Konrad. Depuis le début, c’était lui », trouvera-t-il à débiter à ses deux co-équipiers. En effet, il a ramassé une radio (qui en fait, ne marche plus puisqu’elle n’a plus de batterie – détails que ne pourront voir Adams et Lugo) et va s’imaginer des conversations avec le colonel Konrad via celle-ci (ces conversations passeront, on l’imagine, pour de simples monologues de Walker du point de vue d’Adams et Lugo). Evidemment, on apprend que ses communications radios ne sont fausses qu’à la toute fin du jeu. Walker, traumatisé parce ce qu’il vient de voir, ne peut en assumer la charge, et va alors chercher à se dédouaner. Konrad, qui a disparu de la circulation, semble être un coupable parfait : il va alors faire croire aux autres que c’est celui-ci qui est responsable de tout ça. Pour s’ôter toute responsabilité de la tête, mais aussi pour continuer à tuer « tranquillement » ?
A partir de cet instant, notre cher capitaine va peu à peu sombrer dans la folie, et être sujet à de plus en plus d’hallucinations. Certaines phases vont être déformées, tout comme certains dialogues entre Lugo et Adams, qui ne seront en fin de compte reconstitués que durant le dernier chapitre du jeu. L’ingénieuse idée des développeurs, pour marquer les différences entre les scènes, c’est que celles résultantes d’une hallucination sont précédées d’un rond de chargement blanc (ou une fondue blanche), tandis que les autres surviennent après un rond de chargement noir (ou une fondue noire). Ce détail n’est évidemment nullement révélé dans le jeu ou dans son livret, et pour le savoir, il faut soit faire preuve d’une très grande observation, soit avoir lu le passionnant post-mortem des développeurs.
Un autre passage traumatisant pour Walker est évidemment la mort du sergent Lugo, dans le troisième quart du jeu. Celui-ci envoie un signal de détresse à Walker et Adams après qu’ils aient été séparés. Mais lorsque ces derniers arrivent, Lugo a déjà été pendu au cou par une corde, par les réfugiés du coin. La question se pose : qui sont vraiment les « méchants » ? Car depuis leur arrivée à Dubai, les trois membres de la Delta Force n’ont jamais vraiment pu communiquer avec ceux qui étaient déjà là. Ils n’ont que les échos de la CIA, qui elle, voulait effacer toute trace de ce qu’il s’était passé ici en laissant mourir la civilisation. Walker va donc s’entêter à croire que les ennemis à abattre sont les Damnés du 33e, alors qu’en fait, ceux-ci cherchaient peut-être vraiment à défendre les civils. Le 33e n’a finalement fait que se défendre face à la Delta Force, qui a généralement frappé en premier. Les civils ont aussi suivis leurs instincts. Quand ils repèrent Lugo, un américain membre de l’équipe qui a privé d’eau toute la population de Dubai, n’est-il pas normal qu’ils veulent le punir, qu’ils aient soif de vengeance ? Walker ne pourra apparemment rien faire pour le sauver. Une foule de civils enragés est devant vous : que faire ? C’est alors qu’un choix moral cornélien s’impose au joueur. Personnellement, de façon machinale, j’ai essayé de passer, et voyant que c’était impossible, j’ai tiré sur la foule pour que les autres s’enfuient et me laissent passer – sous la pression d’Adams qui demandait également une vengeance. En fait, on pouvait aussi tout simplement tirer en l’air, sans faire de morts, pour libérer le passage…
C’est là que le jeu fait culpabiliser nos habitudes mécaniques de gamers. Dans un jeu vidéo, prendre des vies semble être anodin, puisque celles-ci sont virtuelles. Mais qu’en est-il pour ceux qui vont vraiment au front ? Parfois, des choix se présentent à nous. Y-a-t-il un bon choix et un mauvais choix ? Ou juste un mauvais choix et un autre qui l’est encore davantage ? Spec Ops : The Line pique là où ça fait mal, ce n’est pas Call of Duty, il va bien plus loin que ça. Juste avant d’arriver dans la tour qui diffuse la radio, M. Radio, justement, déballe cette phrase culte et pleine d’ironie : « Qu’est-ce qui vous rend si violent ? C’est les jeux vidéo ? Ouais, c’est ça, je suis sûr, c’est les jeux vidéo ! » Voilà qui veut tout dire… Et finalement, cet homme-là n’a pas menti dans l’histoire. Là encore, Lugo l’a tué trop tôt, avant même qu’un vrai dialogue ne puisse s’installer. La Delta Force s’est opposé au 33e suite à un malentendu, et tout au long du scénario, ce sont d’autres malentendus qui régissent le fil conducteur. Walker a voulu aider Riggs, et ça a fait condamner tous les réfugiés de la cité. Mais c’est bien la mort de Lugo qui va l’achever psychologiquement. En témoigne une scène, juste avant la fin, où il confond un soldat lourd avec Lugo. Dans son esprit, celui-ci l’accuse de n’avoir rien fait pour le sauver…
Certaines scènes du jeu ont le don de mettre mal à l’aise. C’est un fait finalement très rare dans un jeu vidéo. On ressent parfois vraiment de l’empathie envers les personnages, et d’autre fois, du dégoût pour certains actes qu’ils ont commis (mais auxquels on a également participé). C’est un véritable tour de force de la part de Yager, d’autant plus pour un jeu si court. Pourtant, aussi court soit-il, le jeu fourmille de détails insoupçonnables… Par exemple, si vous périssez à partir du combat contre le soldat lourd que Walker associe à Lugo, vous n’aurez pas l’écran de game over habituel, mais à la place, une image sombre (voir ci-contre)… qui représente en fait encore la fameuse scène avec la mère tenant sa fille, après l’attaque au phosphore blanc. Ceci évoque très clairement le traumatisme de Walker, avec cet écoeurant souvenir qui ressurgit de nouveau à ce moment-là. Comme dit plus haut, Walker veut rejeter la responsabilité de ses propres actes sur le colonel Konrad, avec qui il avait partagé une mission apparemment bouleversante à Kaboul auparavant. Mais, bien plus que ça, il vaut aussi probablement s’identifier à lui, devenir le nouveau Konrad, un héros. Seulement, le jeu nous montre que la frontière entre héros et meurtrier n’est jamais bien loin. Lui croyait au départ bien faire en venant sauver des vies et devenir un héros, et il s’est accroché coûte que coûte, avec une terrible obsession, pour aller au bout de sa mission… au final, il n’est devenu qu’un pur tueur. Pour une fois, les soldats américains ne sont pas érigés en héros…
Au passage, dans les premiers chapitres du jeu, on peut apercevoir des affiches avec la tête de Konrad… eh bien, quand on s’avance vers elles, le visage de Konrad s’efface un peu. Notons également que dans l’épilogue du jeu, Walker s’est habillé en prenant les vêtement de Konrad, qui quant à lui s’était suicidé plusieurs mois avant suite à l’échec de sa propre mission (dans sa dernière lettre, que l’on peut trouver cachée dans le jeu, il avait ordonné au 33e de défendre la ville), comme un symbole. Comme pour dire que finalement, malgré tout ce qu’il a commis, il est bien devenu le nouveau Konrad. Les quatres fins différentes sont par ailleurs toutes intéressantes. On retiendra surtout celle où, lorsqu’il est en train de mourir à terre, il se remémore une discussion avec Konrad… ce qui montre à quel point la folie et l’obsession l’avait rongé. La scène finale avant l’épilogue nous montre également des séquences remaniées, comme celle où il croyait avoir à choisir une exécution entre deux hommes, alors qu’en vérité, ceux-là étaient déjà tous deux morts. Ce sont des détails qui ont fait douter progressivement ses deux alliés sur son comportement et surtout sur sa capacité à donner les bons ordres. Car eux avaient bien pris conscience que c’est par leur faute que des civils étaient morts, même s’ils n’avaient pas toutes les cartes en main pour connaitre les vraies intentions du 33e, ou de M. Radio. Le vrai responsable de ces massacres, c’était principalement Walker. Soit le personnage incarné par le joueur.
Ce qui est encore plus intéressant dans le scénario, et là il faut toujours aller fouiller dans le post-mortem des développeurs, c’est que celui-ci peut se lire de différentes manières. La seconde théorie, c’est que Walker serait mort dès le crash de l’hélicoptère raconté au début du jeu, et ce que l’on voit après serait sa descente vers les enfers, qu’il vit ainsi comme une punition. Cette scène en hélico revient d’ailleurs vers la fin du jeu, où Walker s’exclame : « Y a un problème… On l’a déjà fait, ça ! »
Le fait qu’il y ait plusieurs niveaux de lecture donne donne encore plus d’épaisseur au travail de Yager sur le scénario du jeu. Celui-ci est juste bluffant : en quelques heures seulement, il arrive à émettre une critique cohérente de la guerre, tout en racontant une histoire profonde avec un faux héros sombrant progressivement dans la folie. On pourrait tout à fait faire le jeu d’une simple traite sans prendre en compte ce que le jeu nous raconte, comme un vulgaire TPS. Mais ce Spec Ops, c’est défintivement bien plus que ça. Et l’un de ses avantages est surement de ne pas avoir été créé par des américains. Nul doute que le scénario du jeu, critiquant une certaine « culture de la guerre » ricaine, aurait été bien loin de celui imaginé par le studio allemand de Yager Development… Au final, il y a énormément de choses à en dire. Et chacun pourra en faire ses interprétations personnelles, même si le post-mortem des développeurs a tout de même contribué à élucider pas mal de choses. Par ailleurs, si le jeu comporte bien quatre fins officielles, gardez en tête que le scénariste, lui, en a proposé une cinquième. Parce que tuer n’est pas anodin et n’est pas un plaisir, que les horreurs de la guerre décrites crument ici peuvent paraitre insoutenables pour certaines personnes, il vous suggère de créer cette fin vous-même et de laisser Walker à son propre sort : lâchez votre manette…