Même si la notion de quatrième mur n’est pas forcément nouvelle dans l’univers vidéo-ludique, voilà quelque chose dont on ne parlait pas spécialement beaucoup à large échelle auparavant. En cela, la sortie rapprochée de The Last Guardian et Nier Automata fin 2016/début 2017 ainsi que l’engouement plutôt important que ces deux softs « de niche » ont engendré a permis de faire ressortir cette notion à une plus large échelle. Et histoire que ça ne soit pas qu’un petit effet de mode ponctuel qui n’aura servi qu’à remplir et complexifier le jargon, le remake PS4 de Shadow Of The Colossus cette année permet qu’on n’oublie pas si facilement l’étrangeté de ce principe : celui d’avoir un jeu qui parle directement au joueur et non au personnage que l’on incarne, à échelle plus ou moins implicite/subtile/poétique selon les cas de figure. Parmi eux, on a vu se dresser un engouement assez important envers un modeste petit visual novel semblant de prime abord fort anodin, Doki Doki Literature Club. En effet, sous ses airs colorés et acidulés, sa gratuité, sa technique modeste misant sur un faible nombre de protagonistes et décors recyclés, son speech de départ d’un classicisme affligeant, tout prête à croire que le titre de la Team Salvato n’est qu’un énième jeu de drague scolaire japonais du pauvre en carton-pâte d’un jeune collectif débutant s’essayant à un outil de développement libre de droit pour occuper son temps libre. Bref, un soft totalement inoffensif. Et pourtant, il n’en est rien : Doki Doki Literature Club s’avère être un exercice de style intéressant en terme de créativité vidéo-ludique et certainement l’un des vecteurs de transmission d’émotions/sensations au joueur les plus marquants de ces dernières années. Marquant non pas pour sa carrure loin d’être celle d’un roc mais surtout par son côté inédit.
Attention ! Cet article contient du spoil, même si je tente de rester très évasive à ce niveau. Étant donné que le jeu est téléchargeable gratuitement, qu’une fan trad’ en français très bien faite est maintenant parue et qu’on en voit le bout rapidement, je ne peux que conseiller de le faire vous-même avant de vous attarder plus loin dans ces colonnes.
Même si les youtubeurs/streameurs sont passés par là tant il s’agit d’un candidat rentable pour attirer moult spectateurs n’attendant que de voir que les réactions exacerbées dignes des plus mauvaises sitcoms d’AB Production au travers de la webcam afin de parler à large échelle du guet-apens tendu par la Team Salvato, il s’avère que le titre s’avère intéressant et surprenant à découvrir soi-même. Si tous les avertissements laissés çà et là dans les tribunes d’expression des joueurs parlent d’un fameux « Vous n’êtes pas prêts ! » en rapport au twist scénaristique amenant Doki Doki Literature Club dans les plus noirs tréfonds du glauque psychologique, il s’avère que, même aux aguets, à s’attendre à être confronté à la pire des horreurs, l’expression finit toujours par prendre tout son sens. Le quatrième mur est ici brisé d’une manière très particulière, même si l’on y perçoit l’influence Nier Automata sur la finalité ultime de destruction de données, amenant son lot de sensations inédites que jamais je n’avais ressenti en tant que joueuse.
Et honnêtement, c’est juste pour ce dernier point que l’on retiendra Doki Doki Literature Club dans ses expériences marquantes de joueur et ce, même si son quotient de rejouabilité est quasiment nul. Car après tout, l’ensemble reste très minimaliste sur le volet de la réalisation technique. Et même du contexte basique de la narration, s’avérant fort longuette et peu intéressante jusqu’à l’arrivée du fameux twist, marquant un point de non-retour pour le jeu et le véritable début de l’expérience pour le joueur. Et à vrai dire, d’un autre côté, on peut également se dire que la manœuvre est fort habile de la part de son développeur d’être parvenu à cela avec un tel minimalisme que la gratuité du jeu excuse sans peine.
Le point culminant et bouillonnant de ces sensations interviennent sans l’ombre d’un doute lors de notre confrontation forcée avec Monika, dernier époussetage des bris du fameux quatrième mur. Certes, on pourra reprocher à Doki Doki Literature de ne pas y aller par le dos de la cuillère et de dire franco, là où les autres softs préfèrent le faire subtilement et implicitement. Certes, des choses se passent en nous de manière progressives avant ce moment-clé, une frustration et une impuissance nous bouffant peu à peu d’être confrontés à des problématiques plutôt graves, nous forçant à foncer tête baissée vers les issues les plus tragiques sans qu’on ne puisse faire autre, hormis se prendre de vilains blâmes comme pour nous décharger toute responsabilité sur le dos. Jusqu’à cette fameuse confrontation donnant explicitement le pourquoi du comment. Et là, tout explose : on ne peut s’empêcher de ressentir de la colère. Envers Monika faisant image de nemesis dans un premier temps avant de s’apercevoir que cela va beaucoup plus loin que cela : j’en ai été indignée du jeu en lui-même. Comme si ce dernier m’avait en quelque sorte trahi. Ce qui conduit à une réflexion plutôt étrange à laquelle je n’avais jamais pensé… Lorsqu’on se met à un jeu, établit-on tacitement comme une sorte de traité de confiance entre le jeu et le joueur ? Après tout, on aura beau pester sur un Resident Evil lorsqu’il nous met la pression et les boyaux à mal mais cela n’empêche nullement qu’on passe outre aussi rapidement que le malaise était venu vu que c’est ce que l’on recherche dans un jeu d’horreur. De la même manière qu’un game over sur Dark Souls, on ne lui en tiendra pas rigueur puisque c’est cette grande difficulté due à un gameplay exigeant que l’on est venu chercher. Là, grossièrement, on nous demandait de faire que le personnage masculin avec son propre caractère creuse son petit trou dans le club de littérature de son école et de choisir une dulcinée parmi celles proposées et quelque soit notre choix, le dénouement reste sensiblement le même, à savoir nous imposer une Monika qui a, de plus, bousillé méchamment toutes les autres, en plus de tout l’univers du jeu tout court d’ailleurs, alors que jamais le jeu ne nous a laissé la moindre possibilité de la choisir. De ce délire kitsch et stérile du jeu de drague japonais, nous nous retrouvons face à une énorme boucherie psychopathe totalement gratuite et planifiée pour nous conquérir. Non pas le héros au centre du propos mais bien nous, le joueur, derrière notre écran. Ce qui vient exploser de plus toute frontière dans le sens où une machine n’est ni sensée se lier aux humains, ni même ressentir d’ailleurs. Ce qui fait passer, mine de rien, Doki Doki Literature Club d’un jeu de drague à une sorte de thriller psychologiquement glauque – si ce n’est de l’horreur pure et dure pour les plus fragiles – pour se permettre finalement d’arriver à une problématique de science-fiction.
Autre curieux sentiment que j’ai également pu ressentir, conséquence directe de cette notion de trahison : celui du syndrome de Stockholm. Je ne sais pas si vous êtes resté vous-même aussi longtemps que je ne l’ai été devant Monika dans son tête-à-tête infini mais voilà un peu ce que j’ai fini par ressentir. Comme une affection envers cette IA matérialisée en avatar qui nous raconte finalement énormément de choses. De sujets les plus classiques et plan-plans comme l’énonciation de sa couleur ou plat préféré à des sujets plus épineux et engagés de problématiques concrètes de notre société actuelle, dans la vie réelle. Avec des avis extrêmement pertinents d’ailleurs, ce qui ne peut que la prendre en attachement à la longue. A la regarder dans ses yeux fixés et figés sur nous alors qu’on tente d’abord de la fuir. A tenter de trouver en cette machine, ne serait-ce qu’une lueur d’humanité. J’ai d’ailleurs été extrêmement surprise de la quantité de scripts écrits pour ce passage tant je m’y suis attardée afin d’en voir la limite, tous les épuiser afin de voir où se situe la boucle de répétition. Que je n’ai jamais trouvé d’ailleurs vu que j’ai fini par perdre patience au bout d’une bonne trentaine de minutes bien tassées et suis passée à la suite.
Ce qui montre par ailleurs que le développeur n’est pas si modeste et maladroit qu’il semble l’être en terme de narration. Car franchement, si la première partie du jeu est largement discutable par rapport à d’autres soft typés visual novel, il faut admettre que, pour le coup, c’est sacrément habile d’avoir su amener une telle dimension et profondeur d’un point de vue émotionnel. Et ce, avec finalement peu de choses, tant d’un point de vue technique que d’un point de vue budgétaire.