Archaïc : Jehanne, sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
JR : On travaille actuellement sur Of Orcs and Men, qui est un RPG pour PC, 360, PS3, que nous développons pour Cyanide. Plus différents portages comme les Sherlock Holmes sur Xbox 360 et PS3. Ainsi que certains projets plus personnels.
Archaïc : Genre Mars ?
JR : Oui, par exemple.
Archaïc : Il en est où d’ailleurs ?
JR : Il est, on va dire, en réfection. Il a été en pause pendant un bout de temps et là, on relance le projet avec une orientation différente. On ne va garder quasiment que l’univers. Le projet va être réalisé pour l’année prochaine. Il s’agira davantage d’un RPG que d’un Action-RPG comme prévu initialement. Le jeu avait été conçu au départ pour sortir en boite. Il se trouve qu’il s’agit de quelque chose que nous n’avons pas réussi à faire. Il sortira donc en dématérialisé. Ce ne sera pas le même format en terme de taille de jeu, car ce sera un jeu auto-édité et auto-financé.
EC : Ah donc vous allez pouvoir faire ce que vous voulez !
JR : Ouais ! (rire)
Mars est un projet annoncé en mars 2009 et initialement prévu sur Xbox 360, PS3 et PC. Basé sur un univers post-apocalyptique prenant place sur Mars, il devait mettre en avant les personnages de Seth et Pandora, un homme, une femme, un soldat d’élite, une technomancienne. Deux gameplays différents dans un univers inédit et particulièrement trash. Grâce à leurs capacités, chacun aurait dû utiliser un chemin différent permettant de découvrir différemment le monde de Mars.
Le titre était prévu pour se situer à mi-chemin entre le Beat’em All et l’Action-RPG, offrant ainsi les spectaculaires combats de l’un et les options du second.
Auditoire : Sortir un jeu en boite est-il un frein ?
JR : Oui, au niveau tarif. Ce sont des budgets qui sont bien plus élevés. Lorsque les éditeurs lancent la fabrication, ils avancent l’argent, des sommes extrêmement importantes. Ils sont donc plus frileux sur le contenu et sur l’orientation.
EC : Il y a la concurrence des gros triple A. Comment se placer à côté de ça… Faire un Triple A, ça coute très cher.
JR : C’est plus facile de faire un triple A sur les plateformes dématérialisées que de concurrencer les autres productions.
Archaïc : Spiders va donc plutôt bien en ce moment ?
JR : Oui, on va plutôt bien car on multiplie les sources d’entrée. On enchaine les portages, les projets, tout en nous amusant. Cela nous permet d’essayer plein de choses et de voir beaucoup de choses techniquement. On fait pas mal de missions techniques, ce qui est bien pour voir comment cela se passe chez les autres. On s’en sort donc plutôt bien, au point de financer notre projet, peut-être pas à 100% tous seuls – peut-être avec de l’investissement bancaire – et à côté de cela, on a un autre projet beaucoup plus particulier et barré, qui est encore de l’ordre de la R/D (Recherche et Développement). On arrive donc à faire plein de choses.
Archaïc : Un projet de R/D ?
JR : Difficile d’en parler pour l’instant.
EC : T’as lâché le morceau. (rires)
JR : Ouais, c’est de la recherche donc c’est compliqué.
EC : Est-ce que vous avez vu la conférence de Greg Broadmore ? C’était intéressant il montrait comment il procédait pour faire une illustration. Il y en a où il sait exactement ce qu’il compte faire, ce qu’il doit faire. Il y a des illustrations qui sont plus jetées : c’est-à-dire qu’il lance des tâches de peinture sur son dessin jusqu’à ce que cela l’inspire. Ensuite, il complète, il voit petit à petit, puis ça se précise.
JR : Disons qu’on sait en gros dans quoi on va chercher. Je m’intéresse moins à la détection des mouvements qu’à la narration et tout ce qui est interaction. En sachant que le cinéma interactif n’est pas une solution pour nous. Je ne dis pas que ce n’est pas bien mais ce n’est pas ce qui m’intéresse. J’ai d’autres envies, je me rapproche de ce que je sais faire : l’écriture. C’est vers ça qu’on va mais je n’ai encore aucune idée de ce sur quoi on va tomber au final. J’espère juste que cela sera intéressant. C’est excitant en terme de recherche. C’est une direction, je cherche donc plus comment articuler une ou des histoires que des prouesses techniques. Je n’ai pas les compétences techniques d’Eric.
EC : Chaque créateur a sa méthodologie. Il n’y a pas une règle qui fonctionne.
Auditoire : Il y a-t-il des idées qui ne sont pas gardées en cours de développement ?
JR : On se plante souvent. La direction sur laquelle je suis en train de chercher, je ne sais pas du tout si je vais y arriver, mais c’est intéressant de chercher. Sans recherche, on n’avance pas. Rester dans le moule est ennuyeux. Proposer ce que l’on sait faire fonctionne, mais trouver de nouvelles méthodes de jeu est plus compliqué. Cela reste quelque chose d’énergisant et passionnant. Même si l’on se plante, cela fera peut-être avancer quelqu’un d’autre, ou nous sur un prochain projet.
Auditoire : C’est donc une prise de risque à chaque fois… Sinon il suffirait de faire des FPS…
EC : Quand ça marche, en général, c’est à la hauteur de la prise de risque. Si on crée quelque chose d’original, que ce quelque chose accroche les joueurs et s’il n’y a pas d’équivalent, il n’y a donc pas de concurrence.
JR : Et arrive un moment où cela crée une sorte de brèche, une nouvelle route. Il en existe déjà un bon nombre d’établies, qui en donneront peut-être d’autres plus tard. Chaque créateur a sa spécialité et s’intéressera à quelque chose de différent. C’est quand même super rassurant de se dire que chacun emprunte des chemins différents.
Auditoire : Pour contrer les risques d’un nouveau gameplay, vous essayez de palier à cela, tel David Calvo qui a gardé son univers de Wakfu en créant un nouveau gameplay. Essayez-vous de rassurer les joueurs en maintenant leurs marques lorsque vous créez un jeu ?
EC : Je ne cherche pas à rassurer les joueurs ! (rires) Je trouve cela plus simple de ne pas se freiner à cause de la contrainte d’un univers, c’est plus libre.
JR : Je ne pense pas comme ça et je n’y avais jamais pensé.
EC : Pareil, je ne m’étais jamais posé la question.
JR : En général, je ne sais pas comment ce la se passe pour Eric, mais quand on commence à avoir une idée qui se dégage, il y a une sorte d’énergie qui arrive. Un gameplay appelle naturellement un univers, voire un rendu visuel. Tout fait sens et s’imbrique comme un puzzle. Prendre des bases et y téléporter quelque chose qui n’a rien à voir ne me viendraient pas à l’idée. Prendre des risques nous permet surtout de faire des projets que l’on assume totalement. On essaie de bien faire, au mieux de nos capacités sur des projets de commande. Et quand on a assez sur le compte, on se dit qu’on va pouvoir s’amuser sur autre chose. C’est la démarche d’un Guillermo Del Toro qui fait des films de commande, où il s’éclate quand même – en tout cas je l’espère pour lui – ce qui lui permet d’en faire des plus barrés et plus personnels ensuite. Chez Spiders, on essaie de faire un peu la même chose. On fait des portages. On garde les petites idées qu’on trouve ; techniquement, c’est intéressant mais ce n’est pas forcément très excitant en terme créatif. Ce n’est pas grave car cela nous permet de nous donner les moyens d’être indépendants sur de la vraie création. Tout le monde ne peut pas s’appeler Eric Chahi. (rires) Je suppose que c’est plus facile de convaincre des éditeurs quand on a une forme de réputation, ce qui n’est pas du tout notre cas actuellement. Nous sommes encore des saltimbanques, et on l’assume.
Archaïc : Comment cela se passe-t-il en cas de portages ? C’est un éditeur qui vient vers vous, c’est vous qui allez vers lui ? Vous répondez à une offre ?
JR : Pour le premier Sherlock, Focus pour qui l’on travaille, avait voulu faire le test d’un portage sur 360, le jeu était déjà sorti sur PC quand on l’a récupéré. On a eu du temps pour faire un travail correct et on l’a fait. Sur le suivant, c’est directement le développeur qui nous a contactés, Frogwares, basé en Ukraine. Ils nous ont dit qu’ils voulaient lancer le nouveau Sherlock sur consoles. Ce nouveau Sherlock se veut beaucoup plus riche ; techniquement, il y a eu un vraiment gros boulot. Ils ont eu beaucoup plus d’ambition que sur les précédents projets et du coup, une manière de le rentabiliser tout de suite, est de le sortir sur les 3 plateformes. Ils nous ont donc demandé de réaliser le portage sur PS3 et Xbox 360. Le développement est en cours, il n’est pas encore sorti sur PC, ce qui est d’ailleurs un véritable casse-tête car c’est beaucoup plus facile de porter un jeu fini que de se retrouver avec une version PC qui part dans tous les sens où il faut à chaque fois rattraper les wagons pour continuer.
Archaïc : Vous êtes donc en coordination avec Frogwares ?
JR : Tout à fait. Dans un autre genre, Of Orcs and Men est un projet de Cyanide. Ils n’avaient pas forcément les équipes et le temps pour le faire, car ils étaient sur d’autres projets. Du coup, nous voilà partis avec un document papier et quelques graphs. C’est parfois un peu compliqué car c’est leur bébé malgré tout. C’est toujours un peu dur de laisser partir son bébé dans les bras de quelqu’un d’autre. Je crois que cela se passe bien, ils sont contents. Au début, ça a été un peu dur.
Archaïc : Au niveau de l’orientation ?
JR : Ce n’est pas tellement ça. C’est une histoire d’attachement au projet . Il a fallu qu’ils aient confiance en nous, c’était la première fois qu’on travaillait ensemble. Cela prend toujours un peu de temps. Cela s’acquiert. Maintenant, c’est bon.
Archaïc : Ils ont donc leur mot à dire sur le développement ?
JR : Ah sur tout. C’est comme un producteur de cinéma. Ils contrôlent et vérifient tout ce que l’on crée pour ensuite l’entériner. Notre scénariste, Mathieu Gaborita dut revenir moult fois sur le scénario car cela sortait un peu de ce qu’ils avaient en tête, jusqu’à ce qu’ils en soient contents.
Archaïc : Donc on l’aura début d’année prochaine ?
JR : Of Orcs and Men, ce sera plutôt vers juin. Et ce sera du jeu boîte cette fois. C’est du gros jeu pour nous. (rires)
Originellement baptisé Renaissance lors sa phase créative chez Cyanide, Of Orcs and Men est devenu un jeu concret grâce à Spiders. Il mettra dans la peau d’un orc et d’un gobelin, deux races que tout oppose si ce n’est leur envie et besoin de mettre fin au règne tyrannique des Hommes. Le gameplay sera bien évidemment basé sur la complémentarité des deux personnages, à l’image de ce qu’a su nous proposer Majin and the Forsaken Kingdom en 2010.
Si vous désirez suivre l’actualité du jeu, n’hésitez pas à visiter son site officiel.
Auditoire : Vous avez des objectifs de vente sur ce jeu ?
JR : Je dois vous avouer que notre seul objectif, c’est de faire du mieux qu’on peut. Même s’il s’agit d’un petit budget pour beaucoup, il s’agit d’un gros budget pour nous. L’essentiel, c’est que les gens soient contents. On n’a aucun intéressement aux ventes. Je n’ai absolument aucune idée de la manière dont ils ont calculé leurs objectifs de vente : on leur a vendu une prestation. Je ne peux donc pas vous répondre sur ce point là.
Archaïc : C’est pour le CV maintenant…
JR : C’est pour le CV de la boîte et puis c’est intéressant aussi. On a développé des outils, on a essayé pas mal de choses techniquement qu’on ne pouvait pas forcément mettre en œuvre dans le cadre d’autres projets en raison des moyens nécessaires. Absolument aucun regret donc, au contraire. C’est même l’occasion pour notre équipe de montrer ce qu’on sait faire sur les consoles actuelles.
Auditoire : Combien êtes-vous désormais chez Spiders ?
JR : 29 maintenant, 19 salariés et une dizaine de freelance. Auteurs, scénaristes, … Cela nous permet de nous adapter. On ne travaille pas toujours avec les mêmes illustrateurs. Faery, on l’a fait avec Monge, qui a un style très illustrations à l’ancienne alors que sur Of Orcs and men, on travaille avec Camille Bachmann, qui a un style ultra balancé, limite réaliste. Ce qui n’a rien à voir. C’est chouette car ils nous apportent beaucoup et on espère qu’on leur apporte aussi.
Archaïc : Utilisez-vous le Silk Engine pour tous vos projets ?
JR : Oui, sauf les portages où on prend le moteur à eux et on tente de la faire rentrer au chausse pied sur les nouveaux supports. (rires) En fait, Frogwares a un moteur PC qui a 5-6 ans. Qu’ils ont patché et tordu. Donc oui, c’est un peu bizarre de reprendre en main ce genre de choses. On ne peut pas recoder et refaire tout le jeu. Cela reste leur projet et puis pour nous c’est plus simple de faire rentrer leur moteur sur console plutôt que recoder entièrement le jeu et tous les mécanismes.
Archaïc : Et du coup, votre moteur, vous n’envisagez pas de le vendre ? Cela pourrait financer des projets.
JR : Dès qu’on a un moteur, on nous pose la question. Alors, non. On envisage de le céder éventuellement à d’autres studios, éventuellement de vendre de la prestation pour le SAV mais pas de le vendre. On n’a pas la volonté de faire du middleware. D’autres le font très bien. On a développé un moteur pour nos besoins et car on n’avait pas les moyens de prendre celui de Crytek. C’est un vrai métier de faire ce genre de vente. Cela demande en plus de faire des moteurs très couteaux suisses qui servent à tout. Cela ne nous intéresse pas du tout. On a créé le Silk pour répondre à nos besoins très spécifiques, pour réaliser les jeux que l’on veut faire et on rajoute des couches supplémentaires au besoin. On est en contact avec certains studios car on leur a proposé de leur refiler pour les aider. Je ne sais pas encore si ça se fera, il faut que ça réponde à leurs besoins bien sur.