La plus vieille et la plus forte émotion de l’humanité est la peur ; et la forme de peur la plus ancienne et la plus forte est celle de l’inconnu.
H. P. Lovecraft, Épouvante et surnaturel en littérature
En 2000, Koudelka sort en Europe sur Playstation. Avec ce RPG horrifique dont l’action prend place dans l’Angleterre victorienne, le monde de Shadow Hearts était né. Cette Angleterre de la fin du XIXème siècle était une époque de grande fascination pour l’occulte et Sacnoth, l’équipe de transfuges de Squaresoft responsable du jeu, n’a pas hésité à utiliser ce thème et à en faire une des marques de fabrique de sa série. Mais en parallèle de ces références mystiques, historiques et réelles, qui mêlent sorcellerie gitane, folklore mythologique celte et occultistes célèbres, Sacnoth a jugé bon d’orienter son jeu vers l’horreur en s’inspirant beaucoup des écrits d’un précurseur en la matière, Howard Phillips Lovecraft et son Mythe de Cthulhu.
Petits rappels sur un maître de l’horreur
Howard Phillips Lovecraft, né en 1890 et mort en 1937, commence à écrire à partir de 6 ans. Fortement inspiré par les œuvres d’Edgar Allan Poe et les Mille et une Nuits, ainsi que par sa passion pour l’astronomie, il écrira toute sa vie mais ne connaîtra pas la reconnaissance de son vivant. Seule une poignée de lecteurs connaîtra l’œuvre de Lovecraft de son vivant : les lecteurs de Weird Tales, la revue de pulp dans laquelle ses écrits étaient publiés, et son cercle d’amis, souvent eux-mêmes des écrivains contribuant au Mythe (et dont Robert E. Howard, le créateur de Conan, faisait partie).
Ses écrits les plus connus sont regroupés dans le Mythe de Cthulhu (du nom de son Dieu le plus célèbre), un ensemble de nouvelles et de romans de Lovecraft, puis de ses amis. Le Mythe est protéiforme : le nombre d’écrits concernés varie en fonction de la personne interrogée et nombre de nouvelles ont une place discutable au sein d’un ensemble aux limites floues. Et ces questions passionnaient peu Lovecraft qui considérait ses écrits comme de simples « Yog-Sothotheries ».
La photographie la plus célèbre de H. P. Lovecraft
Dans le fond, le Mythe présente l’humanité comme une espèce ignorante des véritables enjeux cosmiques dont la Terre est la proie. Des créatures monstrueuses et blasphématoires, les Grands Anciens et Dieux Extérieurs, abominations protoplasmiques et tentaculaires étrangères à notre monde, ont dominé la Terre bien avant les hommes et sont maintenant enfermées aux confins du monde connu, sous la terre, dans la mer ou par-delà l’espace. Ils ne désirent qu’une chose : revenir sur Terre à l’aide de cultes fanatiques et ne peuvent le faire que quand les étoiles sont propices. Lors de leurs rencontres avec ces créatures incompréhensibles ou leurs serviteurs, les héros de Lovecraft sombrent souvent dans la folie, leur illusion d’un monde rationnelle s’effondrant.
C’est l’histoire d’un fou qui repeint son plafond…
La folie est un thème très présent dans l’œuvre de Lovecraft. Elle résulte de la perte des repères des personnages confrontés à un surnaturel qu’ils ne peuvent pas appréhender ou comprendre. Un personnage assez chanceux pour survivre à une rencontre avec une créature du Mythe de Cthulhu ne ressort jamais de l’expérience indemne.
Ce thème est si présent chez Lovecraft que le jeu de rôles adapté de son œuvre, L’Appel de Cthulhu, intègre la santé mentale à sa mécanique de base. En plus des classiques Points de Vie et Points de Magie, le joueur dispose de Points de Santé Mentale qui sont testés à chaque rencontre avec des scènes choquantes ou des créatures surnaturelles. Le joueur lance alors les dés et, en fonction du résultat du test, ce dernier perd une quantité plus ou moins grande de Points de Santé Mentale. Il devient donc de plus en plus difficile de préserver l’équilibre psychique de son personnage à mesure que la partie avance, d’autant que chaque rencontre avec le surnaturel se solde par le gain de connaissances du Mythe, qui limitent le nombre maximum de Points de Santé Mentale du joueur. Et quand les pertes en Santé Mentale atteignent un certain seuil, le personnage gagne un (ou plusieurs) dérangements. L’érosion de la santé mentale du personnage est donc inévitable et ce ne sont pas les soins mentaux des années 1920s (à base d’asiles sordides et de chocs électriques) qui arrangent les choses.
La partie supérieure d’une feuille de L’Appel de Cthulhu. La Santé Mentale (encadrée en rouge) y occupe une partie importante.
L’univers de Shadow Hearts confronte également ses personnages au surnaturel et à ses dangers. Ils disposent eux aussi d’un capital de Points de Santé Mentale (SP) qui s’érode pendant les combats contre les monstres. Ils perdent un Point de Santé Mentale par tour et, une fois la totalité de leur réserve épuisée, se comportent de manière complètement irrationnelle en attaquant dans le vide, en utilisant des objets à tort et à travers ou en s’en prenant à leurs alliés… Il n’existe qu’un seul moyen de contrer ce fâcheux problème : consommer des objets, véritables anxiolytiques, qui permettront au personnage de récupérer quelques SP et d’être efficace quelques tours de plus.
Un écran de combat de Shadow Hearts Covenant avec les SP (Points de Santé Mentale) encadrés en rouge.
La folie est également fort présente du point de vue du scénario dans la série. Dans Koudelka, les habitants de l’abbaye de Nemeton sont poussés à la folie par la mort de la femme du maître des lieux alors que dans Shadow Hearts l’équipe retrouve la trace de l’héroïne du précédent opus dans un asile psychiatrique sordide utilisé par les Templiers pour emprisonner des hérétiques. Dans Covenant, Yuri est obsédé par les démons de son passé et semble ne désirer qu’une chose : mourir. Et dans From the New World, le joueur aura le plaisir de rencontrer Marlow Brown, un occultiste rendu complètement fou par les résultats d’un rituel qu’il a accompli, et Killer, un tueur en série sadique.