La catharsis
Ce dernier point de convergence entre la tragédie grecque et l’univers de Valkyrie Profile est loin de ne concerner que cette série. A vrai dire, la catharsis a été conceptualisée dans le cadre du théâtre grec avant d’avoir été appliquée à tous les autres médias culturels apparus depuis.
A l’origine, les fêtes dédiées à Dyonisos étaient des moments propices aux excès et à l’ivresse. Les ménades, les prêtresses du culte de Dyonisos, étaient en permanence ivres de bière additionnée de baies de lierre et consommaient des champignons hallucinogènes. Selon les légendes, il n’était pas rare qu’en plein délire, elles démembrent et dévorent des fêtards. Même si ces récits sont certainement très exagérés, il est facile d’imaginer qu’une célébration en l’honneur de Dyonisos n’avait rien d’une messe en Latin.
Ce n’est donc sans doute pas par hasard que des tragédies aient été présentées à l’occasion des fêtes vouées à Dyonisos. En effet, ces dernières avaient un rôle social important. Les histoires tragiques contiennent des scènes dérangeantes : on y voit Oedipe assassiner son père et épouser sa mère, Electre manipuler son frère pour qu’il assassine leur mère (et son amant) au mépris de l’intérêt de son peuple, Médée massacrer ses enfants après s’être faite trahir par Jason… Les héros grecs n’étaient pas des modèles de douceur.
Une jeune femme pleurant la mort d’Orphée avec la tête et la lyre du héros entre les mains. Désespéré par la mort d’Eurydice, Orphée a irrité les Ménades qui l’ont alors tué, démembré et dévoré. Dans la mythologie, les célébrations de Dyonisos étaient tout sauf de gentilles beuveries.
Aristote avait donc théorisé que le spectacle de ces tragédies avait un rôle clé : il évoquait chez les spectateurs ce qu’il appelait la catharsis, la purgation des passions. Ainsi, un spectateur confronté à la douleur des personnages consécutive à la violence ou aux dépravations jouées sur scène connaissait une telle sensation de répulsion qu’il se trouvait libéré de ses angoisses, de ses pulsions ou de ses fantasmes.
La catharsis peut être interprétée de deux manières. L’interprétation morale veut que le spectateur s’identifie au héros grec, qu’il soit meurtrier ou incestueux, avant de le voir puni par le destin pour ses fautes. Par un processus d’identification au héros, le spectateur était découragé de commettre des fautes qui puissent faire peser sur lui l’attention du destin ou des autorités. Les fêtes dédiées à Dyonisos étaient particulièrement sauvages ; la représentation de tragédies dans le cadre de ces dernières jouait donc aussi un rôle de rappel à l’ordre ou d’avertissement à l’égard des célébrants. Le fait qu’Aristote ait davantage abordé la catharsis dans la Politique que dans la Poétique semble aller dans ce sens : la tragédie devait alors aussi assurer un rôle préventif au sein de la société grecque.
A l’inverse, l’interprétation esthétique veut que la mise en scène de la pièce ne fasse que souligner la grande différence entre le héros grec et le spectateur. Se créait alors une distance qui empêchait l’identification. Le spectateur était tout à fait détaché des événements de la pièce et pouvait sans problème regarder Médée démembrer son frère et disperser les morceaux de son cadavre pour ralentir son père qui la pourchassait et qui ne voyait pas sa fuite avec Jason d’un bon œil (puis empoisonner la maîtresse de son mari, tuer ses enfants et brûler son palais, Médée ayant un sacré caractère). C’est cette propriété de la mise en scène qui permet à la tragédie de présenter -enfin, de suggérer- les drames sanglants de la mythologie sans vraiment horrifier le public et c’est la catharsis qui permet au spectateur d’assister à la mort et aux souffrances d’un personnage comme il assisterait à un spectacle.
La catharsis est aussi vraie pour les pièces de théâtre antique qu’elle ne l’est pour des média plus modernes comme le cinéma et la télévision. D’ailleurs, le débat qui vise à savoir si la catharsis empêche les comportements déviants ou les encourage par l’exemple est toujours d’actualité… Les polémiques qui ont entourées les fameux « video nasties » qui furent littéralement censurés par les autorités britanniques -et qui le sont toujours pour certains d’entre eux- ou plus récemment des films comme Scream et Matrix en sont l’exemple flagrant. Puis ce fut le tour du jeu de rôle dont les pratiquants étaient censés faire des messes noires dans les cimetières, tant la pratique de ce loisir semait la confusion dans leur esprit entre monde réel et monde imaginaire. Actuellement, c’est le jeu vidéo qui fait régulièrement les choux bien gras de la presse et des politiques de tous bords. C’est à se demander si une société « mature » n’a pas besoin régulièrement d’un bouc émissaire (on en revient toujours à la tragédie grecque) pour exercer sa propre catharsis et se purger de ses fantasmes, de ses peurs… et accessoirement de sa part de responsabilité.
L’affaire Rule of Rose a failli déclencher une énième croisade contre les jeux violents sur la base d’accusations tout à la fois fausses, malhonnêtes et fallacieuses dont le but était sans doute plus de trouver un responsable que de régler un problème. Un exemple malheureusement pioché au hasard au milieu de beaucoup d’autres.
La catharsis est ainsi naturellement très présente dans Valkyrie Profile. Le jeu ne manque en effet pas d’exemples de comportements à ne pas reproduire chez soi. Meurtres, tortures, massacres… Tout est mis en œuvre pour susciter de l’empathie pour les personnages par la voie de la catharsis. Et bien sûr, il ne viendrait à aucun joueur sain d’esprit de vouloir imiter les expérimentations de Lezard Valeth sur le chat de la voisine.
De plus, les jeux vidéo (et avant eux les jeux de rôle) impliquent davantage les spectateurs grâce à l’immersion, mais surtout grâce à l’interactivité. Passer du film ou du livre à ces médias, c’est passer d’une catharsis où le spectateur est globalement passif face au contenu à une catharsis où il intervient directement et activement sur le cours des événements. Un jeu d’action très rythmé est un défouloir qui permet au joueur de se libérer de ses frustrations : la principe de base de la catharsis. Dans une moindre mesure, un système de combat aussi dynamique que celui de Valkyrie Profile (ou celui d’un autre tri-Ace, le studio étant habitué à produire des jeux aux combats nerveux) assure le même rôle, surtout quand on vient d’enchaîner quatre furies sur le même ennemi. Covenant of the Plume offre même davantage de contrôle au joueur. Ironiquement, ce dernier est placé dans le rôle d’un quasi-dieu omnipotent : ce sont ses choix qui déterminent lesquels des personnages de son équipe survivront et lesquels mourront. La responsabilité de la mort des personnages jouables repose ainsi totalement entre les mains du joueur, ce dernier jouant un rôle direct par ses choix dans le récit et ajoutant ainsi une dimension active très particulière à la vision classique de la catharsis.
Depuis le début de cet article, de nombreux parallèles entre la tragédie grecque et la série de tri-Ace ont été établis. Mais était-ce vraiment une volonté du studio de concevoir des jeux directement inspirés d’un genre littéraire ? Sans doute pas, mais l’intention était claire de faire un jeu tragique. En cela, le processus créatif s’est sans doute nourri (consciemment ou non) d’une très longue tradition littéraire européenne dont l’origine remonte à la Grèce antique. En effet, les tragédiens grecs de l’Antiquité ont en fait initié un mouvement littéraire qui a plus tard inspiré de très nombreux auteurs comme Shakespeare ou Racine et qui a fortement influencé l’apparition de nouveaux genres comme le drame. Cet impact a été si fort et si généralisé qu’il suffit souvent de chercher un peu dans une production moderne pour y voir l’empreinte de la tragédie antique.