Les lecteurs du Weekly Shonen Jump savent à quoi s’attendre. Du jeune héros prometteur, à l’histoire dramatique, qui va affronter, et vaincre, des adversaires toujours plus forts. Malgré les œuvres de qualité qui y paraissent, la formule amène peu de surprises. Pourtant, en 2016, The Promised Neverland bouleverse quelque peu les habitudes. Une héroïne, pas de combats, ni de pouvoirs spéciaux, mais une histoire sombre et un rythme haletant. Si le manga affiche tout de même certains codes, il apparaît comme une curiosité dépassant les 30 millions de tomes en circulation en 2021.
Emma est une petite fille de douze ans, énergique et follement heureuse. Orpheline, elle vit avec ses “frères et soeurs” dans l’établissement Grace Field House. Elle n’attend qu’une chose : être choisie par une famille pour découvrir le monde extérieur. Elle sait cependant qu’elle sera triste de quitter sa famille actuelle et “Maman”. Élever 38 enfants n’est pas un métier facile, même à temps plein, pourtant, Isabella remplit cette tâche à merveille, veillant à ce qu’ils ne manquent de rien. Tout va pour le mieux. Aujourd’hui, c’est au tour de la petite Conny de s’en aller. Toutefois, perturbée par son départ, elle en oublie son doudou. Emma, et son ami Norman, deux des trois enfants les plus âgés de l’orphelinat – et les plus malins – décident de lui donner avant qu’elle ne quitte l’enceinte. Les portes verrouillées et l’interdiction de s’approcher du portail ne les arrêtent pas… Ils découvrent alors l’envers du décor : ils ne sont pas des orphelins, mais du bétail. Isabella n’est pas une maman mais une éleveuse. Conny n’a pas rencontré sa nouvelle famille, mais a été choisie pour servir de repas à des démons. L’objectif n’était pas qu’elle soit heureuse ailleurs, mais qu’elle soit dévorée. Le monde de nos deux bambins s’effondre.
S’évader de Grace Field House devient alors leur objectif principal, aidés de Ray, le troisième “enfant premium”. En face d’eux, Isabella, celle qui leur a tout appris et élevé. Leur affrontement rappellera très certainement à certains et certaines la confrontation Light et L de Death Note, croisée à l’univers liberticide de Prison Break. Les premiers tomes sont consacrés à la préparation de l’évasion. Un plan qui évolue sans cesse, selon les mentalités de chaque enfant, mais aussi des répliques de Maman qui est parfaitement consciente de ce qui se trame. L’histoire se transforme en véritable partie d’échecs, au rythme suffoquant, d’autant plus à l’approche de la date de livraison des trois enfants. Le dessin de Posuka Demizu semble sublimer cette histoire, en présentant un trait fin et enfantin, en parfait contraste avec l’ambiance délétère. Si les enfants arborent des visages ronds, les démons et les mamans sont globalement plus rectilignes. Les enfants sont lumineux, quand les démons sont souvent représentés en noirs. Isabella arbore une tenue sombre habillée d’un tablier blanc. Nous pouvons aussi relever des easter eggs, soit à des références des auteurs, soit à des private jokes – les dessins d’enfant du début sont de Kaiu Shirai, par exemple. Et tout cela, dès le premier chapitre.
Cette étonnante alchimie entre l’auteur et la dessinatrice est le résultat d’un coup de cœur entre les deux artistes. Kaiu Shirai a tout plaqué pour devenir mangaka mais n’essuie alors que des refus : ses planches ne convainc pas. Il se contente d’un oneshot, dont il écrit l’histoire mais délègue le dessin. Déjà. Proche de l’abandon, il soumet tout de même le script de “Neverland” à un éditeur. Le script tient déjà sur plus de 300 pages. L’éditeur n’est pas seulement surpris de recevoir pareil pavé mais il l’est d’autant plus à le dévorer d’une traite. Subjugué par ce récit, Takushi Negita est persuadé qu’il détient une prochaine série phare. Mais, de son aveu même, il pense que le dessin de Kaiu Shirai ne pourra pas rendre hommage à l’histoire. Il lui faut un ou une coéquipière. Ce sera en la personne de Posuka Demizu, après plus de deux ans de recherche. Il flashe sur ses dessins, elle flashe sur son histoire. Désireux de vérifier si l’alchimie prend bien, Takushi Negita leur demande la création d’un oneshot. Ce sera un test. Poppy’s Wish paraît donc dans le Shonen Jump +, la sauce prend : ils remportent même un concours d’histoires courtes. Ils peuvent désormais se lancer dans The Promised Neverland, avec sa prépublication dans le Weekly Shonen Jump.
Le choix peut paraître étonnant tant The Promised Neverland paraît loin des mantras du shonen. Pourtant, au fil des chapitres, des similitudes émergent. Au cours de leurs aventures, les enfants de Grace Field vont apprendre et évoluer, au point de rivaliser avec des adultes. Les inspirations Peter Pan ou Assassination Classroom transparaissent tout du long dans l’insécurité provoquée par les grandes personnes. Le courage et l’entraide sont deux qualités régulièrement mises en avant. L’esprit de famille ou de camaraderie sont au centre des débats entre Ray et Emma. Le premier, pragmatique, pense qu’une évasion n’est envisageable qu’à comité restreint. Ces différences de vision rythment les vingt tomes de l’histoire, d’abord au sein de l’orphelinat mais ensuite étendue au monde entier. Et si l’auteur se défend d’offrir un récit moralisateur, il n’hésite pas à proposer, par l’intermédiaire d’Emma, une pensée plus optimiste et inspirante sur la tolérance et le vivre ensemble, le tout sans manichéisme.
La série tenant sur uniquement vingt tomes, l’histoire se permet un rythme extrêmement bien réglé. L’ensemble peut être réparti en trois arcs, radicalement différents, représentatifs de l’évolution des personnages. Il est possible que certains regrettent la baisse de tension au fil des tomes, les événements étant radicalement différents et les enjeux évoluant. Ils n’en restent pas moins fascinants, gardant cette légère couche de mystère jusqu’au dernier moment. Les éditions Kana publient également quatre romans pour ceux qui voudraient aller plus loin. Parfaitement complémentaires, ils détaillent plusieurs sous-intrigues, ou événements passés, juste abordés dans les tomes principaux. Rédigés par Nanao, ils ont été pensés de concert avec les deux auteurs et autrices d’origine, leur donnant un statut parfaitement canon.