Darksiders aura été une des mes plus belles surprises de l’année 2010. Cependant, certaines réactions à l’époque de la sortie du jeu me donnent un angle idéal pour aborder cette critique. Certains joueurs n’ont vu en le titre de Vigil Games qu’une resucée sans intérêt d’une douzaine d’autres jeux : ont été cités dans le plus grand désordre God of War, The Legend of Zelda, Panzer Dragoon, Shadow of the Colossus, Portal, Soul Reaver pour n’en retenir que quelques uns. Pas que le constat soit totalement erroné : Darksiders s’inspire bien volontiers de ses illustres prédécesseurs et il le fait avec une régularité qui confine parfois à l’insolence. Mais la conclusion me semble simpliste quand le raisonnement néglige de considérer pourquoi et comment le soft emprunte certains de ces éléments… Et elle devient injuste, voire agaçante, quand une poignée d’ayatollahs des genres vidéoludiques vient reprocher au jeu d’avoir l’audace de sortir des petites cases dans lesquelles ils ont tant l’habitude de tout enfermer. Surtout quand le mélange sacrilège parvient à ériger ses inspirations en hommages et à les intégrer en un tout cohérent, fun et pourvu d’une forte identité.
L’un des aspects les plus surprenants du jeu est sans doute l’attention portée à sa narration et à sa mise en scène. De prime abord, lorsqu’on aborde un soft qui met le joueur dans la peau d’un des quatre cavaliers de l’Apocalypse (celui de la Guerre, rien que ça) alors que la fin du monde a déjà eu lieu et a provoqué la destruction de l’humanité et l’infestation de la Terre par des démons baveux et peu commodes… disons que l’on n’attend pas beaucoup de finesse scénaristique au tournant. Et pourtant, Darksiders se montre de ce point de vue un peu plus ambitieux qu’un simple défouloir décérébré. Tout d’abord grâce à un background qui reprend à son compte les bases de l’eschatologie chrétienne : les sept sceaux sont présents, les quatre cavaliers répondent à l’appel, de même que les légions infernales et angéliques. L’univers du jeu se distingue toutefois des récits classiques en de nombreux points. Anges et démons y sont présentés de manière moins manichéenne : il n’est en effet pas rare que War combatte les anges et s’allie avec des démons. De nouveaux personnages et de nouvelles races viennent également se greffer au récit biblique. En fait, il flotte autour du background une agréable impression d’histoire secrète dont seules quelques bribes nous seraient parvenues par le biais d’une prédiction cryptique et incomplète. Les bases de l’univers sont en tous cas très réussies et ce dernier promettait d’encore grandement s’enrichir avec les révélations que sa suite aurait du nous apporter.
Ce soin tout particulier apporté à la narration se remarque aussi dans le traitement des personnages. Le monde post-apocalyptique de Darksiders est pour l’essentiel désert (s’il l’on exclut les rencontres désagréables avec des démons en maraude), mais War croise souvent la route de personnages hauts en couleur. Vigil Games a en effet décidé de préférer la qualité à la quantité en ne développant qu’une petite dizaine de personnages au design soigné. Du marchand Vulgrim, un démon mielleux et fourbe ayant un solide appétit d’âme, au forgeron Ulthane, un être rustique aux origines mystérieuses qui apprécie peu qu’on vienne le déranger, le soft offre au joueur une galerie de personnages vivants et truculents et les confronte à War dans des scènes parfois drôles (l’énorme chasse aux « pigeons ») et toujours divertissantes. Les boss ne sont pas en reste, s’intégrant parfaitement à leur donjon respectif et se rappelant régulièrement au bon souvenir du joueur par le biais de « petites surprises » souvent impressionnantes avant la confrontation définitive. A noter que les noms de personnages proviennent souvent de l’angélologie et de la démonologie, ce qui ajoute une cohérence supplémentaire au background.
Le scénario en lui-même n’est malheureusement développé que dans le dernier tiers du soft. L’Apocalypse ayant en effet été déclarée par erreur et War ayant été accusé à tort de la disparition de l’humanité, le cavalier s’engage dans une quête de vérité et de vengeance dont le joueur ne découvrira tous les tenants et les aboutissants qu’à la toute-fin du jeu. Une conclusion qui lève le voile sur les complots et machinations qui entourent la fin du monde et qui se révèle riche en révélations, tout en s’achevant sur une promesse de suite des plus alléchantes. On peut toutefois regretter d’avoir passé l’essentiel de son temps à ne pas voir la trame beaucoup évoluer. Ce n’est pas pour autant que l’on s’ennuie, le soft présentant ses personnages et mettant en place son univers de manière efficace et captivante.
Le terrain de jeu du titre s’avère lui aussi intéressant, proposant des décors et des atmosphères très variés. Les environnements urbains côtoient les espaces plus sauvages où la nature a repris ses droits, chaque décor étant plus ou moins dévasté – et plus ou moins colonisé par des structures infernales qui confèrent aux ruines une forte personnalité. De même, les souterrains exigus succèdent à de vastes donjons et à des décors ouverts – dont un seul est malheureusement de taille vraiment conséquente. Pour un univers post-apocalyptique, celui de Darksiders ne manque pas de charmes, de couleurs et de diversité.
Cet univers est d’ailleurs mis en valeur par une excellente bande-son qui préfère toutefois se faire discrète pendant les phases d’exploration pour mettre à l’honneur les bruits de fond de la « nature » environnante. Le design des personnages n’est pas en reste si l’on n’est pas totalement réfractaire au style comics : chaque protagoniste du jeu a été soigné et bénéficie d’un look qui sied parfaitement à son rôle et à sa personnalité. Un doublage US tout simplement parfait (et une VF honnête même si elle reste inférieure à la VO) achève de donner aux personnages de l’intrigue l’étincelle de vie suffisante pour provoquer l’intérêt, l’affection ou le mépris du joueur. L’une des forces du soft est sans doute d’offrir des personnages vivants qui évoluent dans un monde vivant, le tout servi par une technique plus qu’honorable, malgré parfois un peu de tearing, plaie récurrente des jeux modernes.
Mais le tout n’est pas de proposer des environnements réussis, il faut encore savoir y offrir de l’action au joueur. A la base un mélange assez improbable de beat-em all et d’exploration / énigmes, le gameplay est riche en scènes de boucheries jouissivement bourrines à défaut d’être bien subtiles. L’acquisition de techniques, d’armes et de sorts ainsi que la brutalité basique de War permettent de beaucoup s’amuser et de varier son style avec élégance – élégance de moissonneuse-batteuse certes, mais élégance tout de même. Il ne faut toutefois pas attendre de Darksiders la technicité d’un vrai beat-em all. Le timing des combo est pour le moins laxiste et la vrai subtilité du système de combat réside dans la gestion des vagues d’ennemis : il faut savoir séparer les adversaires, jongler entre mode de combat libre et utilisation du lock pour s’adapter au mieux à la situation et choisir entre se débarrasser d’abord de la piétaille ou des mastodontes infernaux. Au final, une réussite au charme brut (les finish n’y sont pas pour rien) malheureusement parfois gâchée par une caméra qui fait des siennes quand War est serré de trop près contre un mur par une horde d’ennemis.
Mais c’est l’exploration qui constitue assurément le noyau dur du jeu et l’occupation à laquelle le joueur consacrera le plus de temps. Le tout suit un schéma classique mais efficace avec séquences de plate-formes, blocs à déplacer et accessoires récemment acquis à utiliser pour débloquer de nouveaux passages. Le jeu affiche ainsi la série des Zelda comme sa référence principale avec de gros donjons remplis d’énigmes en tous genres et se concluant par des bossfights dans lesquels l’intelligente utilisation de ses ressources de War et du terrain s’avère bien plus importante que l’application de la force brute. Mais le tout à la sauce bad-ass, bien entendu.
Cependant le jeu ne se contente pas d’alterner décors de transition et donjons ad nauseam et instaure un rythme et une variété bienvenus dans son gameplay. Le soft se débrouille toujours pour surprendre le joueur, brisant la routine avant même qu’elle ne se soit installée en proposant des phases de jeu alternatives (shoot, concours de tir aux pigeons…) ou en abandonnant totalement son schéma directeur bien réglé après le premier tiers du jeu. Passé le début un peu poussif, il est théoriquement impossible de s’ennuyer dans Darksiders. Bien sûr, quand on offre tant de gameplays différents au même joueur, il n’est pas question d’exiger de ce dernier un niveau exceptionnel dans toutes les disciplines. Toutes ces phases « empruntées » à droite et à gauche sont donc présentes dans une forme plus basique et plus abordable que dans les softs spécialisés dans un seul et unique genre.
Cela constituera une véritable hérésie pour certains et la notion choquera sans doute autant les « tru3 gamerz » en recherche perpétuelle de défis et de scoring que les dogmatiques des genres qui n’envisagent pas qu’on puisse transcender leurs limites étriquées pour offrir une expérience de jeu jubilatoire. Mais Darksiders n’était de toutes façons pas fait pour eux. Quant au joueur assez ouvert d’esprit pour ne pas s’enfermer dans ses préjugés sur ce que DOIT être un jeu vidéo, il prendra l’aventure de War pour ce qu’elle est et le jugera en fonction de ses goûts et de ses attentes, qu’il aime ou qu’il déteste. Personnellement, je n’y vois qu’un divertissement de tous les instants qui cherche en permanence à surprendre et divertir en proposant régulièrement un nouveau type de gameplay, toujours justifié dans le cadre de l’action, ce qui n’est déjà pas mal.
Il flotte en tous cas sur Darksiders une très agréable impression de simplicité digne d’un jeu à l’ancienne : le soft a pour unique ambition de divertir le joueur et il ne s’en cache pas. Une agréable impression d’œuvre pensée comme une entité à part entière, qui se joue off-line, sans petits bouts à télécharger contre espèces sonnantes et trébuchantes et qui donne la possibilité à n’importe quel joueur de débloquer les bonus de pré-commande en entrant un bon vieux cheat-code à l’ancienne dans les menus. Une agréable impression d’hommage qui n’emprunte un gameplay que pour invoquer chez le joueur un peu de nostalgie et pour exprimer une admiration presque palpable des concepteurs pour leurs modèles par le biais d’un clin d’œil furtif ou d’un autre : couleur des munitions du Voidwalker, coffre qui apparaît une fois que toutes les torches d’une salle sont allumées… Darksiders est un jeu profondément honnête qui ne cache jamais ses sources d’inspiration et qui préfère les revendiquer ouvertement.
Malheureusement, cette élégante simplicité constitue aussi peut-être le côté le plus décevant du jeu. On sent que ses géniteurs auraient pu aller bien plus loin et bien plus fort. Leur amour du jeu à l’ancienne semble leur avoir fait perdre de vue tout ce que l’évolution du jeu vidéo a offert depuis leurs illustres références : les quêtes annexes, les petits bonus à débloquer qui font toujours plaisir, etc… En dehors d’une exploration poussée des environnements pour trouver tous les objets cachés (fragments de barres de vie et de cellules de Courroux, pièces d’Armure Abyssale, …) et d’une moisson consciencieuse d’âmes et d’expérience pour les armes, rien n’encourage malheureusement le joueur à revenir vers le soft une fois ce dernier fini. Darksiders reste trop sage et manque un peu de l’envergure qui l’aurait rendu véritablement incontournable. Le jeu ne semble finalement être que l’introduction d’une fresque bien plus conséquente et se contenter de présenter son univers. Une démarche qui pose problème quand la suite de la franchise n’est pas du même niveau que cette introduction de très grande qualité.
Comme quoi, les grands prêtres du bon goût vidéoludique ont beau prêcher, il ne faut jamais les écouter. Darksiders est un jeu d’une très grande qualité. Sur les critères que l’on attend traditionnellement d’un jeu de ce calibre (réalisation, durée de vie, gameplay…), il remplit parfaitement son contrat et paraît difficilement critiquable. Il lui manque toutefois un petit quelque chose difficilement quantifiable et qui sépare les jeux « simplement » excellents des grands jeux. Le soft a développé un univers, des personnages et des mécaniques qui promettaient de prendre tout leur sens et toute leur dimension dans une suite annoncée clairement dès la fin de l’aventure. Pour un coup d’essai, Vigil Games s’est fendu d’un quasi-coup de maître. Il ne reste plus qu’à regretter que Darksiders 2 n’ait su ni prendre ses distances par rapport à ses illustres inspirateurs, ni transcender son prédécesseur. Darksiders représente donc à ce jour le meilleur de ce que la licence à offrir, et il n’est pas trop tard pour en profiter.