Le manque de talent est-il un crime ? Assurément, non. Le manque de talent dans un exercice auquel on prétend exceller l’est-il plus ? Même pas. Le manque de talent dans une croisade personnelle visant à redéfinir un média qu’on se borne à décrire comme immature, focalisé sur des plaisirs « illégitimes et puérils ». Cela aussi : est-ce un crime ? Non. Clairement non. D’ailleurs, aucune œuvre ne devrait-être analysée en comparaison directe du discours d’un créateur un peu plus bonimenteur que ses confrères. Je conviens aisément que dans le cas de David Cage, la tentation est grande. Mais non, nous ne pratiquerons pas, autant que « ne pas faire » se peut, cet exercice dans les lignes qui vont suivre. Cependant, il me sera difficile de maintenir un semblant de retenue dans la critique des dix heures en compagnie de Beyond Two Souls, qui ont été un calvaire, une noyade pathétique au beau milieu d’un océan de médiocrité narrative et mécanique dont les quelques rares qualités apparaissent tels des mirages à l’horizon tant elles ne pèsent pas lourd. Une noyade, je vous dis.
Pourtant, même si je devrais être habitué après avoir fait tous les jeux Quantic Dream, la magie commence par opérer. On a sincèrement envie de suivre l’histoire de Jodie, superbement interprétée par une Ellen Page très impliquée. Cette petite fille à qui on volera son enfance, et même sa vie, car elle possède un don. Celui d’être accompagnée par une entité, Aiden, invisible aux yeux des autres êtres humains, qui a sa volonté propre et qui peut interagir matériellement avec notre Monde. Sujette à des expériences scientifiques, confinée car elle représente un danger pour les autres : voilà le thème, éculé mais qui a fait ses preuves, de l’enfant « maudit » dont le potentiel sera la cause d’une vie renfermée. Expériences de laboratoire, quête d’instants de normalité au sein d’une enfance partagée uniquement entre tests d’aptitudes et solitude. Beyond Two Souls raconte donc le destin extraordinaire de cette petite fille qui ne l’est pas moins. L’ensemble part plutôt bien : on a envie de suivre le chemin fabuleux de Jodie. On va aussi vite découvrir la facette non-chronologique d’une narration inutilement alambiquée dans laquelle on est autant perdu que l’héroïne. Mais passons, d’emblée l’ambiance fonctionne.
A partir du moment où l’on sait à quoi s’attendre avec Quantic Dream et que l’on est « open », on peut dire que l’aventure s’enclenche sur une bonne note. Tant au niveau du gameplay, que de la technique (encore que, mais nous y reviendrons) sans oublier une certaine qualité à représenter en détails, très convaincants, des environnements usuels ordinaires (je l’ai déjà dit pour Fahrenheit). On rajoute à cela l’apogée atteinte par le studio de David Cage en terme de capture de jeux d’acteur avec son joujou dont il nous rabâche fièrement à longueur d’interviews l’importance capitale pour l’avenir de l’émotion dans le jeu vidéo… Dans Beyond Two Souls, il faut bien avouer que ça bute sévère. Est-ce que ça fait tout le boulot ? Non. Est-ce que ça semble fondamental pour la qualité d’un jeu ? Là encore, non. Je pense clairement qu’on peut obtenir des résultats tout aussi impactant pour le joueur, voire plus, avec des techniques bien moins lourdingues, et coûteuses. M’enfin jugeons le résultat : force est de constater que l’interprétation des acteurs et la capture des expressions du visage sont vraiment réussies.
Je ne serais pas aussi élogieux concernant la partie technique dans son ensemble. Même si, comme je le disais plus haut, artistiquement il y a quelque chose qui fonctionne immédiatement, certaines séquences ont été assez pénibles à boucler. La faute à un moteur souvent peu optimisé, qui a tendance à ramer de manière gênante. La mauvaise gestion de la lumière a tendance à surexposer de façon très exagérée les environnements lointains des parties extérieures. Ce à quoi il faut ajouter des problèmes de caméra, un montage pompeusement perturbé et des ramouilles intempestives : ce jeu m’a souvent donné mal à la tête lorsqu’il voulait miser sur des grands espaces et des profondeurs de champs trop lourdes à porter par son moteur graphique. Alors que ce dernier est quand même très loin de ce que la PS3 a eu à encaisser de plus impressionnant ces temps-ci.
Quant à la partie gameplay, impossible de ne pas prendre le temps de parler du désastre le temps de quelques paragraphes. Pour être bref : la formule Quantic Dream peut fonctionner parfois avec ses actions contextuelles et QTE à foison. On se rend compte que c’est un dispositif qui marche plutôt bien quand on incarne un personnage dans son quotidien, avec son lot d’activités très terre-à-terre : voilà le genre d’immersion intéressante qui serait la vraie patte du studio si leurs jeux misait un peu plus là-dessus puisqu’ils le font très bien. Mais, avec Beyond Two Souls, on tient là l’opus pour lequel les actions du joueurs, lors des phases cinématiques moins « ordinaires », ont le moins d’impact. C’est impressionnant à quel point parfois l’échec d’une manipulation est imperceptible au cours d’une « vidéo » qui avance, manifestement, sans vraiment prendre en compte ce qui arrive à la manette. D’où une sorte de déni de la notion ludique de l’engin : on ne comprend même plus à quel niveau se situe la notion d’échec et même d’interactivité.
Pour les phases avec Aiden, sur la dizaine d’heures de jeu, ne doivent subsister qu’environ deux séquences plus ou moins intéressantes qui auraient pu représenter un mix démentiel si le gameplay capitalisait de manière intelligente sur ces bonnes idées. Je parle bien sûr des phases d’infiltration dans lesquelles Aiden effectue des actions pour faciliter la progression de Jodie. Ainsi que d’une toute petite phase presqu’à la fin du jeu dans laquelle cet esprit guide deux personnages vers Jodie en intéragissant sur des éléments du décor (un peu à la manière de Experience 112, mais de façon légèrement plus sommaire). Ces deux gameplays offrent un potentiel très intéressant, mais sont hélas bien mal exploités. Surtout pour les phases d’infiltration. En effet, les règles changent à chaque situation sans qu’il soit possible de s’habituer à une logique exploitable qui constitue tout gameplay digne de ce nom : certains ennemis peuvent être tués directement par Aiden d’autres peuvent être possédés, mais sans logique aucune dans l’agencement des niveaux. Pourquoi celui-ci peut être exécuté et pas son voisin ? Il en va de même pour la distance à laquelle Aiden peut aller vaquer à ses occupations : dans certains cas, la distance est limitée, on ne peut pas agir trop loin de Jodie. Et dans d’autres situations, inexplicablement, Aiden aura une latitude totale avec un rayon d’action infini… Ceci entraînant une sorte de détachement : comment s’impliquer quand on a à faire à un tel ersatz de gameplay à géométrie variable sans véritable construction logique ?
Et encore, je n’ai évoqué que les trois ou quatre passages dans lesquels on est obligé d’intervenir avec cet esprit-gardien. Parce que le reste du temps, y compris lorsque Jodie sera immédiatement en danger aux prises, par exemple, avec d’autres entités qui l’attaquent directement, c’est bien simple : on peut poser la manette. Les fantômes attaqueront Jodie en boucle, dans ce cas deux solutions : dans certains cas l’action se reproduit à l’infini, dans d’autres une cinématique s’enclenche au bout d’un moment nous faisant passer à la suite. Vérifié.
L’autre ironie de l’expérience réside dans le fait que le principal plaisir que j’ai pris dans Beyond était de détruire l’environnement avec Aiden ou de l’utiliser pour zigouiller des soldats. Un comble pour le dernier opus de celui qui dénonce la violence dans les jeux vidéos comme source dangereuse de plaisir ne servant qu’à assouvir une satisfaction immature et puérile : tuer. Et on en bute des gens dans ce jeu. Pas autant que dans le dernier Tomb Raider, mais suffisamment pour que ça devienne une routine du gameplay. Les phases en mode TPS ne ressemblent à rien, les parties scénaristiques concernées sont nulles, ce qui a provoqué chez moi une sorte d’empathie très second degré quand l’histoire s’est engouffrée dans un chemin plus nanardesque que le mot navet lui-même. A ce titre, le plot twist qui clôt la mission en Afrique débouchant sur la raison qui poussera Jodie à quitter la CIA est un bijou de nullité type foutage de gueule.