C’est ainsi que nous enchaînons sur la qualité du scénario. Je pense clairement que proposer une intrigue telle que celle de Beyond Two Souls est à la limite du délit culturel. Malmener à ce point des clichés pourtant digérés et assimilés depuis des lustres par des générations de cinévores (des plus « casus » jusqu’aux plus avertis), plagier aussi mal des ficelles qui ont fait leur preuves un nombre incalculable de fois et réussir à foirer à ce point, par un manque flagrant de modestie créatrice, est un véritable assassinat à la culture populaire. Un attentat au jeu vidéo cradement poignardé par un game designer qui n’a d’yeux que pour le grand frère cinéma. L’aîné dont les parents refilent les vieilles fringues has been et mitées qu’il n’utilise plus depuis longtemps à son petit frère, le jeu vidéo donc. Le benjamin mal aimé, celui dont on se fout, et qui n’a pour se parer que les idées de scénario et autres clichés troués, tâchés et décolorés avec le temps que personne n’ose plus utiliser depuis longtemps sur un grand écran. Les vieilles ficelles usées qu’on ne propose plus parce que les modes sont passées, que les méthodes ont changé ou que les spectateurs ont appris à regarder autrement.
Mais non. Pour des David Cage, plein d’autres personnes aussi, le jeu vidéo est le larbin de la maison : on lui colle des idées et une écriture même pas dignes de navets qui sortent directement en DVD. Parce que ça part dans tous les sens, parce que les plots twists, les retournements et les couches qui se superposent n’en finissent plus de relancer des intrigues toutes plus absconses les unes que les autres, alors on accueille ce type de mollards scénaristiques sous des vivats glanés d’avance par une audience qui évalue une qualité d’écriture au kilo de « trucs dans le scénario ». Ce n’est qu’un jeu vidéo, alors on s’en tape d’une écriture qui chie sur une scène mythique comme l’anniversaire de Carrie parce que dans un jeu vidéo ça fait cool. Je sais bien que je noircis le tableau, et que le mode de pensée que je décris est le fait d’une partie seulement d’un public, d’une presse ou de quelques game designers finalement plus cinéphiles que gamers. Mais il est tout de même incroyable que des faiblesses de narration aussi navrantes que celles de Beyond Two Souls puissent être défendues ne serait-ce que deux secondes !
Nota : Les deux prochains paragraphes analyseront deux clichés ultra-classiques déjà montrés à travers des trailers et autres images de communication antérieures à la sortie du jeu. Pas de spoiler significatif ou fondamental à signaler, mais je préfère prévenir.
Je veux dire, prenons la scène de l’anniversaire. La ficelle est archi-usée : Jodie finit par obtenir l’autorisation de « fréquenter » d’autres jeunes de son âge, pour une après-midi. L’enjeu de cette scène est de créer une situation qui confirmera que Jodie ne peut pas vivre au contact des autres. C’est pourquoi l’anniversaire auquel elle va assister va mal se dérouler : la fête va dégénérer parce que les autres vont la considérer comme trop différente. Tout comme dans le film Carrie (ou dans Sixième Sens, ça marche aussi), les compagnons de fête de Jodie vont l’insulter en groupe et l’enfermer dans un placard, exactement comme dans le film de Brian de Palma. Simplement, dans Beyond il faut voir comme c’est mal amené. Et autant dans Sixième Sens ou Carrie, on comprend pourquoi l’enfant a peur dans l’obscurité du placard, aussi démuni ne sachant pas gérer une telle situation : Cole et Carrie sont très renfermés à cause d’une vie reclue dans la peur, blindée de traumatismes.
Autant avec Jodie ça ne fonctionne pas : tout le début du jeu ou les séquences qui sont là pour dépeindre sa personnalité nous décrivent une petite fille seule, certes, mais spécialement intelligente, dégourdie, sûre d’elle, rebelle, à qui on ne la fait pas. Ce qui ne colle pas du tout avec ce type de références et donne une scène qui cloche sévèrement : même l’empathie pour Jodie est ébranlée par ces moments qui sont en incohérence totale avec l’écriture du personnage auquel on finit par ne plus « croire ». L’intérêt d’une telle scène aurait été, justement, d’utiliser la même situation mais, pour une fois, de mettre en scène ce cliché en l’altérant par le fait que cette fois le personnage principal, l’enfant extraordinaire, ait une personnalité radicalement opposée à celle de Carrie ou de Cole. Mais non, ici on singe bêtement, et tant pis pour la cohérence.
Même l’univers dépeint a un problème. Comment démontrer que Jodie, par sa propre nature, ne peut pas vivre au contact des autres quand le moindre être humain qu’elle va rencontrer sera une source de problème et de situation conflictuelle en mettant en scène des réactions improbables ? L’échec de l’anniversaire tient dans le fait que les personnages sont écrits de telle manière qu’on a l’impression que même sans Jodie, cette fête aurait mal fini. Le type de démonstration que Beyond ne parvient jamais à résoudre à cause d’une volonté de toujours rajouter du dramatique, sans cesse surenchérir dans le tragique, jusqu’à rendre chaque chose qu’on souhaite nous montrer complètement illogique, thématiquement parlant. Il y a presque de la surenchère au drama à la Aronofsky dans tout ça (cf. la séquence avec les sans-abris que n’aurait pas renié le réalisateur de The Black Swan et Requiem for a Dream )
L’autre séquence foireuse, mais très représentative de la démarche de David Cage, est l’ellipse temporelle qui décrit l’entraînement quotidien de Jodie pour devenir agent de la CIA. Dans la plupart des films qui dépeignent une carrière dans l’armée ou les organisations d’interventions américaines, on trouve une séquence-clip qui mixe les trois ou quatre mêmes situation quotidiennes (parcours d’entraînement, exercice au combat,etc..) afin de simuler le temps qui passe, les jours qui défilent et se ressemblent, avec des variations qui montrent les progrès du personnage au fil des mois,etc… Voilà un dispositif purement cinématographique qui relève d’un montage dynamique, rapide avec une vraie volonté narrative : résumer quelques mois répétitifs en quelques secondes.
Et bien dans Beyond Two Souls, Quantic Dream recycle une séquence de ce type, mais en nous faisant « jouer » en boucle les différents entraînements de Jodie, sur la musique de clip typique de ce genre de passages. Sauf que, comme on n’est pas dans un film au bout du compte, là où le rythme fonctionne au cinéma, ici ça ne marche pas du tout. On est lassé en se disant que ça dure trop longtemps, on comprend ce que ça veut copier (parce qu’on a tous vu des films dans notre vie), mais l’idée cinématographique ne fonctionne plus car le rythme est plombé par le fait qu’il y a des séquences de gameplay qui ralentissent le montage. Et en même temps ce n’est pas fun à jouer car on n’a la main que quelques secondes pour trois ou quatre petits moments à jouer qui vont revenir tour à tour de façon étrange. C’est aberrant tout en étant la preuve flagrante qu’il y a un moment où un dispositif cinématographique copié tel quel n’offre pas un potentiel ludique satisfaisant : voilà le genre de collisions cinéma/jeu vidéo improbables que se borne à opérer David Cage qui brisent l’empathie ainsi que l’implication qu’on est censé éprouver pour son titre. Une bien grosse balle dans le pied, en somme.
Sur cette note de joie s’achève le tour d’horizon de mon contact avec le dernier opus made in Quantic Dream. J’aurais bien aimé parler du fond du scénario, des thèmes abordés, des émotions et autres pans de psychologie suggérés. Mais à quoi bon ? Entre clichés mal recyclés, idées faciles, dispositifs scénaristiques complètement has been montrés en trop grande pompe pour être honnêtes et véritables moments de mauvais goût, il serait vain de tenter d’analyser cet objet dont la vacuité n’a d’égale que l’impact futile de son gameplay sur l’aventure.
Beyond Two Souls ce n’est même pas du navet sympathique. C’est de la soupe indigeste dont à peu près tous les ingrédients sont mal dosés. Un mauvais film qui semble témoigner définitivement de la fascination de David Cage pour le cinéma américain mais à travers une vision qui semble parfois bien erronée. Et surtout, c’est là le plus grave, Beyond Two Souls est un mauvais jeu qui transporte à chaque seconde toute la haine et le mépris de son concepteur pour un média et des références mal imitées (Red Dead Redemption, Bioshock, Call of Duty, Mass Effect, Remember Me) desquelles il a encore tout à apprendre. Reste encore la performance d’Ellen Page comme petit plaisir sucré, mais pourquoi s’infliger 10 heures de cette misère vidéoludique quand cette superbe actrice peut être appréciée au naturel (en vrai) dans des super films ? Le genre de questions absurdes qu’amène immanquablement une proposition aussi tordue que Beyond Two Souls.
C’est peut être ça le mérite de Quantic Dream : claquer des millions pour s’auto-créer des exploits, réponses apportées à des problèmes déjà résolus depuis longtemps par une armée de « cons immatures » qu’on appelle les concepteurs de jeux vidéo. Parce que des tas de personnages animés à la main n’ont pas attendu que David Cage pose des milliers d’euros de technologie sur le visage de la sublime Ellen Page pour émouvoir des millions de joueurs. Parce qu’il faudrait peut être arrêter de tenir un discours se vantant à tout va de construire un jeu suivant la problématique des ramifications de l’histoire et l’implication du joueur pour, dans le même temps, cramer les caisses d’euros (plus les mois de développement) pour la guerre du nombre de polygones qui n’intéresse pas grand monde, en vérité. Et ne pas réussir son pari sur le récit évolutif. Parce que si on opte pour un parti pris tel qu’ une construction cinématographique, il faudrait au moins avoir la décence de bien « copier ce qu’on copie ». Parce que…
J’arrête-là de peur de passer pour un donneur de leçon, à défaut d’être juste un joueur qui s’est senti arnaqué presque de A à Z (disons à partir de D) par une marchandise à propos de laquelle je suis toujours en train de me demander : que peut-il me rester d’une telle expérience sans queue ni tête, sans but, sans finalité satisfaisante sur aucun point ? La réponse à propos de Beyond Two Souls n’arrivera probablement jamais.
Remerciements spéciaux à Hyadès Luine, Oya-tama, Ekty et Altraum « Sup » qui m’ont accompagné en ce samedi 12 octobre, jour au cours duquel nous lancions et finissions ensemble Beyond Two Souls d’une seule traite. Fine équipe sans laquelle je n’aurais, probablement, jamais eu le courage de venir à bout de ce jeu.