Voilà une petite dizaine d’années que le FPS est à la mode sur console et autant être franc avec vous : je n’ai jamais vraiment aimé ce genre. Toutes ces armes à feu, toutes ces détonations, tout ça m’a toujours laissé de marbre, voire franchement rebuté. Quant à cette récente omniprésence de jeux militaristes qui singent les blockbusters hollywoodiens dans leur finesse d’analyse géopolitique et leur refus du manichéisme le plus primaire, n’en parlons même pas… Mais pourquoi cette diatribe apparemment gratuite contre un genre tout entier ? Tout simplement pour prendre la mesure d’un exploit : me voilà en train de faire la critique de Dishonored et – vous allez vous en rendre compte rapidement – je vais en dire énormément de bien. Je voulais donc préciser ceci pour vous donner une idée du tour de force qu’a réalisé Arkane Studios.
Dishonored, c’est avant toute autre chose Dunwall. Une métropole pseudo-victorienne totalement imprégnée par un folklore de la mer et de la pêche qui émerge régulièrement par le biais des chants populaires, de la florissante industrie baleinière ou des cultes clandestins dévoués à l’Outsider, cet être moitié divinité des profondeurs, moitié figure satanique à la recherche d’un bon divertissement. Une cité de contrastes sociaux extrêmes, prise en tenailles entre les fêtes somptueuses tenues par sa noblesse décadente et les combines criminelles de sa plèbe crasseuse. Une ville en état de quasi-décomposition, rongée par la corruption consumée de son aristocratie, l’hypocrisie de ses gouvernants, la lente décrépitude de ses quartiers inondés abandonnés à l’océan… et l’implacable avancée de son épidémie de peste.
Cette dernière est omniprésente en ville. Elle ravage les corps des infectés et elle hante l’esprit des citadins encore à peu près sains de corps, justifiant une atmosphère de paranoïa et des mesures de quarantaine déshumanisantes. Elle est également l’occasion pour bien des factions de s’illustrer et de tirer profit de la situation, des gangs criminels qui tirent un profit conséquent de la contrebande d’élixir de soin frelaté aux officiers de la garde urbaine qui peuvent justifier les méthodes de maintien de l’ordre les plus autoritaires au prétexte de contrôler la propagation de la maladie, sans même parler des scientifiques dérangés qui disposent là de la bonne excuse pour justifier les expérimentations humaines les plus discutables.
C’est pour lutter contre ce fléau que notre avatar, Corvo Attano, protecteur personnel de l’impératrice Jessamine Kaldwin, est envoyé dans les îles voisines de l’archipel dans l’espoir de trouver un remède à la maladie. Après des mois de recherches stériles, il est toutefois forcé de rentrer bredouille à Dunwall et d’annoncer la mauvaise nouvelle à l’impératrice. Cette dernière n’a cependant pas le temps de se désoler car elle se fait brutalement assassiner par des tueurs dotés de pouvoirs occultes qui kidnappent également sa fille unique Emily. Corvo a échoué dans son devoir de protéger la famille royale et fait un parfait bouc émissaire pour le commanditaire de l’attaque, le Maître-espion Hiram Burrows. Ce dernier fait rapidement emprisonner Corvo et compte bien le faire rapidement exécuter pour effacer ses traces. En effet, la vérité serait des plus gênantes pour l’homme qui a profité de la vacance du pouvoir pour s’accaparer la position de Lord-Régent. Bref, Corvo est complétement déshonoré (d’où le titre) quand il bénéficie de l’aide d’une poignée de loyalistes qui le font évader, ainsi que de l’attention de l’Outsider qui le dote de pouvoirs occultes. Armé comme il faut pour assouvir sa vengeance et rétablir la fille de l’impératrice sur le trône, Corvo se lance donc à l’attaque des différents appuis du Lord Régent sous l’apparence d’un vengeur masqué. Et une fois la position de l’usurpateur suffisamment affaiblie, Corvo pourra assouvir sa vengeance et porter le coup fatal à Burrows et à son régime.
Le scénario du jeu conditionne ainsi un gameplay divisé en missions : chacune a lieu dans un des quartiers de Dunwall, ce dernier formant un niveau fermé à explorer. Chacune de ces zones est liée thématiquement à une des cibles de Corvo, de la riche villa des quartiers huppés où la maîtresse de Burrows organise une grande fête mondaine au quartier général de la religion locale dont le Grand Superviseur soutient l’effort de guerre de l’usurpateur. La progression peut donc sembler linéaire au premier regard, le jeu se résumant de manière basique à une succession de niveaux. Ce serait grandement sous-estimer le talent d’Arkane Studio.
Tout d’abord, chaque niveau s’avère assez vaste et très riche en à-côtés : en visiter chaque recoin est une occupation à plein temps, justifiée par nombre d’objectifs secondaires à accomplir, de personnages hauts en couleur à rencontrer, d’objets à collectionner, d’endroits secrets à découvrir et de notes à lire qui approfondissent grandement le background de Dunwall et qui prêtent une vie propre à la ville. Arkane a ainsi consacré un soin considérable à développer la cité et ses habitants.
En revenant au jeu après l’avoir fini une première fois, on se surprend d’ailleurs à découvrir la myriade de détails qui nous avait échappé et les évolutions diamétralement opposées que peuvent connaître les relations entre les PNJs et Corvo en fonction de l’attitude de ce dernier à leur égard. Dishonored est taillé autour de la rejouabilité et de l’exploration des possibilités qu’il offre, qu’il s’agisse du dilemme d’assassiner les cibles ou de simplement les neutraliser de manière non-létale, des implications qu’auront les réponses que le joueur donnera aux PNJs importants, des choix qu’il fera quand il s’agira de privilégier le développement de tel ou tel pouvoir ou de l’achat de tel ou tel gadget avec ses moyens limités… Parler de liberté dans un jeu vidéo s’avère comme d’habitude extrêmement problématique, mais Dishonored fait en sorte que chaque choix qu’il impose au joueur ait des conséquences, que ce soit à court, moyen ou/et long terme.
La façon générale dont Corvo (et surtout le joueur) aborde le jeu constitue ainsi un niveau de richesse considérable du gameplay de Dishonored. C’est ici que le jeu présente son choix le plus radical : le prendre comme un FPS, toutes armes et tous pouvoirs offensifs dehors, ou comme un jeu d’infiltration qui mise sur la furtivité de Corvo, ses dons de perception, son pouvoir de téléportation et ses rares armes non létales. Ce choix est guidé par un système de chaos ambiant qui fait réagir Dunwall aux actes de Corvo. Plus ce dernier défouraille dans tous les sens, plus les victimes de la peste hostiles se multiplient et plus les forces du maintien de l’ordre à Dunwall se montreront nombreuses, lourdement équipées et vigilantes. L’issue prévisible de tout ceci : une orgie de violence qui n’arrangera certainement pas le degré de désordre général. La dégradation de Dunwall est ainsi un cercle vicieux dont il est difficile de s’échapper une fois qu’on s’y est engagé, d’autant que les règles selon lesquelles le jeu évalue la conduite de Corvo ne sont ni transparentes, ni forcément toujours très logiques.
La deuxième approche, celle de la furtivité, n’est pas aussi facile à mettre en œuvre que la première, tout du moins lors d’une première partie. Dishonored est en effet un jeu qui fourmille de petits passages cachés pour se faufiler incognito : ainsi, il n’est pas rare de ne découvrir que lors de la deuxième, voire de la troisième partie, la possibilité de progresser discrètement dans des couloirs peuplés d’ennemis en rampant sur des tuyaux d’alimentation suspendus aux plafonds auxquels on avait à peine prêté attention la première fois. Si cette profondeur ludique garantit au titre une fraîcheur indéniable au cours des parties successives, cet aspect d’exploration rend l’approche non-létale beaucoup plus abordable une fois le jeu déjà terminé au moins une fois. En effet, l’impossibilité d’assommer les ennemis au corps à corps une fois repéré et la rareté des munitions incapacitantes fait de ce minutieux travail d’éclaireur et de cartographe une nécessité pour s’en tirer sans trop verser le sang. Dishonored impose donc au joueur un apprentissage de toutes ses subtilités si ce dernier veut voir les deux dénouements de l’aventure correspondant aux deux approches du jeu. Malgré ces quelques limites, il ressort de la maniabilité de Dishonored une très grisante sensation de toute-puissance, les pouvoirs offerts par l’Outsider plaçant Corvo largement au-dessus de son gibier. La téléportation est assurément la signature du jeu, mais les autres aptitudes surnaturelles mises à la disposition du joueur varient les plaisirs et offrent par la même occasion un supplément de personnalité à notre avatar, qu’il s’agisse de commander à des légions de rats ou d’arrêter le temps. Il convient toutefois de ne pas s’emballer trop vite, des ennemis arrivant par petits groupes ayant tôt fait de soumettre un assassin trop sûr de lui, fût-il doté de pouvoirs surnaturels et d’une panoplie de gadgets meurtriers.
Le joueur est encouragé dans ses pérégrinations par une direction artistique de haute volée. Cette dernière transcende un aspect technique plus qu’honnête à défaut d’être exceptionnel et fait de Dunwall un cadre qui sonne juste et qui marque. L’architecture souvent unique des différents lieux reste en mémoire et la foule de détails qui encombrent les décors raconte sa propre histoire, au même titre que documents écrits ou que les personnages. Ces derniers bénéficient d’ailleurs également d’un design soigné et atypique : loin d’un style occidental souvent rendu fade par sa recherche tous azimuts du photo-réalisme, la galerie de personnages de Dishonored est riche en « gueules » et semble davantage s’inspirer de la BD franco-belge. Si on ajoute à tout cela un doublage français de qualité et une bande-son plutôt discrète mais qui souligne l’action aux bons moments, il ne faut pas s’étonner d’être happé dans l’univers du jeu plus que de raison. Du coup, difficile d’estimer une durée de vie pour le titre, ce dernier pouvant se boucler très vite en mode bourrin ou devenir un terrain de jeu dans lequel on se plaît à traîner quelques dizaines d’heures, sans même tenir compte de rejouabilité considérable de l’ensemble.
Finalement, faut-il s’étonner que Dishonored ait fait si forte impression à sa sortie en 2012 ? Pour que même les médias si prompts à encenser le moindre AAA copié/collé d’une année sur l’autre ne se mettent pas à pinailler sur le moindre point de détail dans leurs tests comme ils le font d’ordinaire pour les softs un poil plus fauchés et beaucoup plus originaux… Il faut bien que le jeu d’Arkane Studios fasse un quasi sans-faute, non ? Il faut dire qu’entre richesse du gameplay, richesse de l’univers et richesse des possibilités, Dishonored est des plus généreux et s’efforce de plaire à tout le monde. Même aux quasi-réfractaires au genre FPS, c’est vous dire…