Remember Me va à contre courant. En concevant un jeu d’action linéaire à l’ancienne à l’époque du tout open-world, en imposant son héroïne à des services marketing réticents à l’idée de ne pas voir un énième mâle dominer le casting et en imposant sa différence de nombre d’autres manières plus discrètes et subtiles, le studio Dontnod a cultivé l’identité de son jeu avec acharnement. Et malgré l’anglophonie qui imprègne la terminologie du jeu, cette identité est clairement française. A une époque où l’appellation « french touch » a tendance à souvent susciter des quolibets plus ou moins intelligents, Dontnod a-t-il réussi son pari : réussir à faire un vrai jeu d’action qui n’a rien à envier au plus grands ?
01 Olivier Deriviere – Nilin The Memory Hunter
L’année 2084 telle que nous la présente Dontnod n’invite pas l’optimisme entre guerre civile européenne et dévastation totale de Paris. Sans même parler de la reconstruction à deux vitesses qui confine les plus pauvres dans des bidonvilles insalubres alors que l’élite bénéficie des grandioses projets d’urbanisme conçus par des architectes mégalomanes… Les Neo-Parisiens ont bien besoin d’un petit peu de réconfort, un réconfort que la société Memorize se propose de leur vendre par le biais du Sensen, un système de transfert de souvenirs.
Le jeu débute d’ailleurs par une publicité pour le Sensen façon Apple, toute de guimauve, de bons sentiments et de musique émotionnante. Des souvenirs de l’être aimé disparu préservés à jamais au partage de ceux de deux jeunes amoureux pleins d’étoiles dans les yeux, tous les poncifs y passent ou presque. Et quand, à peine quelques secondes plus tard, notre héroïne Nilin entre en scène, c’est une tout autre histoire qui commence. Enfermée dans une nouvelle Bastille hyper-moderne qui recourt abondamment à la purge mémorielle pour mieux contrôler ses prisonniers, elle est désorientée et privée de tous ses repères. En quelques secondes, Remember Me crée un brillant ascenseur émotionnel qui fait passer le joueur d’une utopie publicitaire dans laquelle l’être humain transhumaniste se connecte à ses semblables par ce qu’il a de plus intime à la dystopie totale d’un pénitencier qui utilise la même technologie pour ôter toute humanité à ses pensionnaires. Dès le prologue passé, on sent que Dontnod a choisi son cap, ce thème de la mémoire et des souvenirs qui constituera le fil continu de l’aventure, et qu’il a décidé de ne pas le lâcher avant d’en avoir exploré toutes les ramifications.
Ce thème, Nilin l’incarne. C’est une Erroriste : ce groupe de rebelles et de révolutionnaires s’oppose au commerce des souvenirs organisé par Memorize, quitte à utiliser les armes de l’ennemi pour lutter. Nilin fait ainsi partie d’un groupe de chasseurs de souvenirs qui piratent la technologie Sensen pour voler et échanger les informations sensibles cachées dans le cerveau de leurs ennemis. Elle est également dotée d’une aptitude exceptionnelle : pouvoir modifier les souvenirs de ses victimes pour leur faire croire qu’ils ont vécu des événements inventés de toutes pièces, le fameux Memory Remix qui fait office de véritable originalité du gameplay de Remember Me. Ou du moins, Nilin était capable de tout ça avant d’être incarcérée à la Bastille et de voir sa mémoire totalement effacée. Quand le joueur commence à prendre son destin en main, Nilin va devoir reprendre l’apprentissage de zéro avec l’aide d’un énigmatique bienfaiteur qui l’aide dans son évasion. Et à la source des messages incessants qui guide Nilin, rien de moins que le mystérieux fondateur et meneur du mouvement Erroriste. A Neo-Paris, personne ne semble l’avoir rencontré en personne et les rumeurs les plus folles courent à son sujet, seul le surnom de Edge étant connu. Son existence fait office de quasi-légende urbaine et les graffitis lui rendant hommage sont légion sur les murs de la capitale. Quant à ses opérations, elles font grand bruit et sont activement relayées par les médias.
Il faut dire que les méthodes des Erroristes sont radicales et expéditives. Le parcours de la chasseuse de souvenirs est très éloigné des quêtes plus ou moins propres sur elles de bien des héros de jeux vidéo. Les actions d’éclat concoctées par Edge et exécutées par Nilin font de nombreuses victimes collatérales et dévastent une ville en reconstruction. Et le joueur sort également de chaque Memory Remix un peu plus mal à l’aise. Le but de ces phases est simple : permettre à Nilin de modifier certains détails d’un souvenir bien précis pour l’amener à une conclusion très différente de celle d’origine. Les modifications profondes de la mémoire des PNJs qui subissent le Memory Remix expliquent sans doute la rareté de son utilisation au cours de l’aventure (seules quatre phases sont proposées). Le procédé a en effet un impact radical sur leur vécu et leur comportement et soulèvent des questions éthiques dérangeantes sur le bien-fondé de la mission de Nilin, chaque Memory Remix ayant un poids et un sens considérables dans l’histoire.
Pas d’innocence ou d’angélisme que de pseudo-choix moraux très à la mode en ce moment pourraient venir relativiser dans Remember Me. En imposant un unique « bon » dénouement aux Remixes alors que pas mal de possibilités alternatives s’offrent au joueur qui se plaira à expérimenter avec les paramètres de chaque scène, le jeu prend une position forte. Il raconte l’histoire de Nilin et non celle du joueur, une certitude renforcée quand les révélations de la fin du jeu donnent au scénario un tour intimiste inattendu. Pas de jugement non plus : Dontnod fait confiance à l’intelligence du joueur et lui laisse le soin de se faire une opinion personnelle sur la validité des actions de Nilin. En cela une relation très particulière se noue entre le joueur et le personnage principal de Remember Me, entre attachement et identification.
Pour arriver à ses fins, Nilin prendra activement les armes contre ses ennemis, au premier rang desquels le personnel de sécurité de Memorize et d’étranges mutants rendus fous et violents par leur addiction aux souvenirs. A la base uniquement armée d’une connaissance poussée des arts martiaux, Nilin ne tardera pas à reprendre possession de gantelets évolutifs capables d’appliquer sa maîtrise du Sensen aux rixes. Et c’est un système de combat très riche qui se développe progressivement à mesure que Nilin se réapproprie ses souvenirs et les différentes subtilités du gameplay. Ainsi, le Combo Lab permet de composer ses propres enchaînements en utilisant des coups aux diverses spécificités, achetés grâce à l’expérience accumulée en affrontant les ennemis. Un Overload mémoriel peut même être utilisé en guise de coup de grâce pour se débarrasser d’un garde trop récalcitrant et empocher un petit bonus de points d’expérience. Dontnod ne se privera d’ailleurs pas d’attendre la fin du jeu pour nous montrer l’impact dévastateur de cette technique sur l’état mental de ceux qui en ont été victimes, histoire de montrer que même si Nilin ne verse pas une seule fois le sang de manière directe au cours de son périple, la violence peut prendre d’autres formes moins évidentes dans l’univers de Remember Me.
Ces combos forment la base du système de combat mais deviennent rapidement insuffisants pour se débarrasser d’ennemis très spécialisés. C’est à ce moment que les compétences débloquées par Nilin au fil du scénario entrent en scène. Ces dernières prennent la forme d’un tir de données permettant d’attaquer à distance et de S. Pressens, des coups spéciaux puissants permettant des attaques de zones, détruisant efficacement des types d’ennemis comme les robots ou neutralisant certaines aptitudes ennemies comme l’invisibilité. Intégrées au gameplay de manière évolutive, ces compétences forcent à résoudre les combats comme de véritables puzzles : en dehors de la piétaille, chaque type d’ennemi doit être vaincu en utilisant le bonne méthode, ce qui force à jongler entre les différents S. Pressens et le tir de données. Dès qu’un combat survient, il faut rapidement identifier les faiblesses des forces ennemies et déterminer dans quel ordre et quelle manière s’attaquer aux différentes menaces, tout en utilisant au bon moment un combo de base spécialisé permettant de regagner de la santé ou de diminuer drastiquement le temps de recharge d’un S. Pressens. Il se crée assez rapidement un rythme dans les combats de Remember Me, un flux qu’il faut apprendre à maîtriser. Malheureusement, cette richesse et cette approche atypique et intéressante des combats sont desservies par un aspect brouillon, la faute à une caméra capricieuse et un feeling des collisions assez déroutant.
Mais le gameplay de Remember Me ne se limite pas au combat, Nilin étant aussi douée pour l’acrobatie et l’escalade que pour les arts martiaux. Le jeu restant très linéaire, il est peut-être exagéré de parler de phases d’exploration, même si de nombreux petits bonus se cachent dans des recoins parfois difficiles à débusquer, qu’il s’agisse de parasites mémoriels porteurs de points d’expérience supplémentaires, de patchs à collecter pour augmenter la taille de sa barre de vie ou de fichiers contenant des informations précieuses sur la riche histoire de Neo-Paris et de ses principaux VIP. Là encore, les talents de voleuse de souvenirs de Nilin lui seront très précieux pour voir de quelle manière contourner un système de sécurité ou éviter un champ de mines. En dehors de cette originalité, la partie acrobatique du jeu reste désespérément classique et très balisée, même si elle est parfois rythmée par des courses-poursuites à grand spectacle. Le cœur de ce pan du gameplay reste tout de même la visite d’un Neo-Paris synthétisé avec soin, enthousiasme et inspiration par Dontnod. Même si l’aspect technique du jeu n’est pas une vitrine de ce qui se fait de plus tape-à-l’œil en ce moment et même si l’expérience est un peu gâchée par deux-trois bugs visuels et sonores, on ne peut s’empêcher de trouver la ville sublime, dans la laideur crasseuse de ses bidonvilles comme dans la beauté de ses quartiers huppés qui intègrent harmonieusement futurisme et vestiges historiques. Les décors fourmillent qui plus est de petits détails, des affiches promotionnelles aux petites animations qui prennent place à l’arrière-plan. Tout ce travail de minutie creuse le vécu de Neo-Paris, à tel point qu’on regrette souvent de ne pas pouvoir sortir du chemin principal pour aller explorer tout ça à loisir, même quand la voix de la raison nous répète une énième fois que le jeu n’est pas un open-world.
Et il est difficile de parler de Neo-Paris sans évoquer la musique qui la met si bien en valeur. A coup sûr un des aspects inattaquables du jeu, la bande-son d’Olivier Derivière mêle elle aussi les sonorités traditionnelles de ses envolées symphoniques à des expérimentations synthétiques et électroniques. Le résultat flirte souvent avec l’expérimental et les accords dissonants de l’OST restituent parfaitement l’état de confusion mentale qui règne sur une ville futuriste en perte totale de repères. Et bien sûr, la modularité de la bande-son en fonction de l’action à l’écran constitue un plus très appréciable en matière d’ambiance et d’immersion, avec un effort très marqué pour les scènes de combats. Finalement, la seule réserve quant à la partie sonore de Remember Me viendra du doublage du jeu. On ne pourra pas reprocher grand-chose d’objectif à la version anglaise, mais la VF est quant à elle moins naturelle et moins assurée. Rien de catastrophique non plus, mais ce manque d’aisance crée une déconnexion certaine avec un univers dont on attendrait une francophonie un peu plus affirmée.
Est-ce que Remember Me est un grand jeu ? C’est loin d’être certain, l’ensemble faisant les frais de nombre d’errements de jeunesse et d’un budget limité. Est-ce que seuls les grands jeux méritent pour autant l’intérêt du public ? Certainement pas, et le premier jeu de Dontnod en est la flamboyante preuve. Pour un premier essai, le studio français est parvenu à produire un jeu d’une grande fraîcheur, débordant d’idées de gameplay et explorant avec finesse tous les recoins de sa thématique mémorielle. Remember Me propose une certaine vision de la science-fiction qui ne renie pas ses origines culturelles, ni le côté humain et faillible de ses personnages. Il s’agit d’un de ces jeux « de seconde zone » qui sont régulièrement rabaissés par la presse pour leurs imperfections et globalement ignorés du grand public. Et c’est pourtant bien dommage, ce genre de jeux ayant souvent bien des choses à offrir à l’heure où de grosses machines sans âme occupent toute la scène médiatique en faisant l’éloge d’un grand spectacle et d’émotions fortes qui paraissent tellement galvaudés et éculés à force d’avoir été sans cesse répétés et remâchés. Une injustice que j’essaye à ma modeste échelle de combatte en vous encourageant tous à découvrir un jeu qui le mérite. Vraiment.