Auditoire : Pour From Dust, vous êtes allé chez Ubisoft. Comment cela s’est-il passé ?
EC : Oui, c’est un projet que j’ai amené chez Ubisoft où une équipe s’est construite autour du jeu.
Auditoire : Vous avez d’autres projets autour de From Dust ? Pas forcément chez Ubisoft.
EC : Ce sera forcément chez Ubisoft car ils ont les droits de From Dust. Ils ont investi, c’est normal il n’y a donc pas de souci avec ça. Mais il n’y a actuellement pas d’autre projet de prévu.
From Dust vous met dans la peau d’une entité supérieure capable de modeler l’environnement selon son envie. Votre but ? Amener une tribu à construire un village autour de tous les totems de chaque niveau afin de libérer le chemin vers le niveau suivant. Il faut donc jouer avec les forces de la nature pour espérer faire avancer ce petit monde.
Auditoire : Et d’autres projets personnels à venir ?
EC : Bien sûr, je suis mon chemin. En indépendant donc. From Dust, c’est un jeu indépendant quelque part. Ce n’est pas une commande d’Ubisoft. Ce projet leur a plu et on l’a bâti ensemble. From Dust étant fini, je repars sur autre chose. J’ai davantage envie d’un projet plus petit, que je pourrais peut-être accomplir seul, ou avec quelques personnes peut-être. On verra comment cela va se goupiller. Il y aura une phase de recherche et d’expérimentation que je compte entamer d’ici un mois. C’est qui est vraiment important c’est d’avoir un maximum de liberté de création. Alors créer seul est une contrainte forte mais c’est un choix que j’ai eu l’habitude d’assumer par le passé et que je suis encore parfaitement prêt à assumer aujourd’hui. Cela enlève les contraintes et notamment celles où il faut se justifier sans cesse. C’est difficile de proposer un projet où tout est présent sur papier et non sous forme de prototype. Sur From Dust, je n’avais presque rien prototypé quand je suis allé voir Ubisoft. Et le jeu vidéo, c’est de l’interaction. Avec un petit prototype, ça parle tout de suite, tout le monde comprend. Pour From Dust, je suis venu avec un peu de tout, des descriptions, des visuels, des dessins, un petit proto…
Auditoire : Sur quel support comptez-vous réaliser votre projet ?
EC : Je ne sais pas encore. Cela pourrait être sur iPad. Ce n’est pas sûr.
Archaïc : Avez-vous déjà le concept en tête ?
EC : Pas précisément.
Archaïc : Ni le temps alloué ?
EC : Je me donne un an pour que tout soit bien cristallisé. Et une autre année pour tout lisser.
Auditoire : N’avez-vous pas peur que le jeu vidéo ne s’essouffle en raison de tous ces gros éditeurs qui écrasent la scène indépendante ?
EC : Dans les Années 90, c’était essentiellement une scène indépendante qui s’exprimait via un réseau d’édition très jeune qui faisait énormément confiance aux créateurs. Et maintenant, on se dirige vers une industrie des jeux dématérialisés. De 2005 à aujourd’hui, les indépendants ont été de plus en plus nombreux à créer des jeux, à les vendre et à produire des jeux rentables. C’est important ça. Avec des jeux qui ont surpris tout le monde, comme Minecraft, qui ont du rendre fous bien des éditeurs. Ils doivent encore être en train de se demander « comment c’est possible ? Ce ne sont que des cubes ! ». C’est bien… C’est beau ça ! (rires)
JR : Ils ne comprennent d’ailleurs toujours pas.
EC : Ils ne comprennent que quand c’est fait. Avant, c’est toujours difficile, quand on ne dispose que des idées. Il y a aussi beaucoup d’idées qui sont foireuses aussi.
JR : Oui, on se plante souvent. C’est aussi ce qui fait avancer les choses. Honnêtement, je pense qu’il y a eu une période où c’était très figé car faire des jeux était devenu très coûteux, notamment pour les mettre en magasin. Du coup, il y a eu une espèce de dictature des éditeurs sur la distribution. Et les éditeurs subissent eux-mêmes la dictature de la distribution. Ils doivent donc savoir où les choses vont sinon ce n’est même pas la peine de s’y lancer. Heureusement, le monde du jeu change car non seulement les méthodes de vente changent, mais aussi parce que les indés commencent à se regrouper. Le média a muri. Ce système fonctionne depuis un moment dans le cinéma, où certains s’autoproduisent, s’entraident et échangent leur techno. Et ça, c’est plutôt une bonne chose.
EC : On verra comment cela évolue. Et pour en revenir à la question, aujourd’hui, est-ce que dans dix ans, il y aura encore autant de places J’ai envie de dire oui. Même s’il faut parfois se méfier, car même dans le dématérialisé, il y a des effets pervers.
JR : Par exemple Steam et la façon dont gère Valve.
Auditoire : D’ailleurs, que pensez-vous de ces plateformes ?
JR : A la base, c’est très bien mais avec le temps, ils deviennent aussi durs et gourmands que le sont Microsoft ou Sony avec leurs consoles. Au final, on a créé un nouveau type de distribution avec les mêmes tickets d’entrées. Je pense par exemple aux collègues d’un petit studio dans le sud de la France. Pour eux, ce n’est pas possible de poster sur Steam tant qu’un éditeur ne les suit pas. Ils ont présenté leur jeu sur Steam, impossible de le diffuser. Ils ont trouvé un éditeur qui a mis leur titre parmi leur catalogue : Steam a dit oui tout de suite. Donc c’est un effet pervers de leur succès.
EC : Même sur iOS. Le fait d’être dans le top 25 joue beaucoup sur les ventes. On peut se retrouver avec des jeux totalement noyés dans la masse. Publier un jeu sur ces plateformes demande pas mal de préparation pour que dès les premiers jours il y ait un maximum de communication. Dès qu’un jeu s’enfonce, pour le faire remonter, c’est très difficile. Ce mode de diffusion n’est donc pas tout blanc, mais ce quand même positif. Il y a des moyens de s’exprimer. Et puis quand un jeu sort du lot, de nos jours, il y a tellement de communautés sur le net, de passionnés, qui vont chercher justement les projets enfoncés ou intéressants pour les soutenir. De plus, maintenant, un magazine comme Edge peut craquer sur un jeu indépendant et faire un super article.
JR : Ce qui est bien pour nous, c’est de faire des jeux et les donner à des joueurs. Après, c’est vrai que c’est mieux si l’on parle du jeu, que les ventes décollent et que cela nous permette de manger. Mais au moins maintenant, la première partie du mécanisme est faisable, ce qui n’était pas forcément faisable il y a quelques années.
EC : Ah ça, cela fait une sacrée différence.
JR : Rien que ça c’est quelque chose de très, très, bien. Encore une fois, il y a des modes de communication sur les projets qui sont en train d’évoluer. Vous êtes bien placés pour le savoir, il y a énormément de blogs et journaux indépendants qui sont créés. Ils sont souvent prêts à parler un peu de tout, ce que les magazines traditionnels ne font pas forcément. Magazines traditionnels qui sont voués à disparaître de toute façon…
Archaïc : Vos derniers jeux sont sur PSN et XBLA. Pas Wiiware ? Est-ce que c’est voué à changer ? Je pense à Mars par exemple.
JR : Tous nos jeux sont faits avec notre moteur et il n’est pas conçu pour. Il tourne sur PC, PS3 et 360. On ne l’a pas designé pour d’autres supports. Cela demanderait un boulot vraiment très particulier. Il faudrait diviser mes développeurs par beaucoup. Je crois qu’il ne faut pas trop se disperser, c’est bien d’être multiplateforme mais il faut également connaître les limites de ce que l’on sait faire. Nos limites sont de bien maitriser ces plateformes-là, au point que l’on vend de la mission technique un peu partout. Donc pour l’instant, on n’envisage pas d’aller vers l’iphone ou l’ipad, ou encore la wii. C’est déjà beaucoup d’en avoir trois, pas la peine d’en rajouter d’autres.
Auditoire : C’est vrai que sur WiiWare, il y a la contrainte technique des 45 Mo.
JR : Oui, il y a plein de contraintes techniques. Cela nécessite de refaire les graphs, de porter un moteur déjà assez gourmands pour afficher de belles choses. Honnêtement, les univers Nintendo sont très particuliers. Cela aurait pu valoir le coup pour Faery, mais absolument pas pour Mars vu qu’on est sur un univers qui est assez trash.
Archaïc : Même si ça pourrait changer avec la Wii U l’année prochaine ? Où les conversions seraient facilitées…
JR : Peut-être, oui. Mais il faut que cela fasse sens par rapport aux attentes des gens. Ce n’est pas gratuit de faire une autre version, à plein de niveaux. Il faut voir l’équilibre entre l’investissement, pas seulement financier mais aussi l’énergie, et ce que cela rapporte en terme de visibilité auprès du public.
Auditoire : On a vu des versions iphone et ipad d’Another World. Aura-t-on droit à une version Androïd ?
EC : C’est très probable. Cela va arriver mais je ne peux pas vous dire quand.
Auditoire : Une suite est-elle prévue pour Heart of Darkness ? Ou un remake ?
EC : Il n’y a rien de prévu. C’est plus compliqué que pour Another World, notamment au niveau des droits.
Auditoire : Pas de portable ipad par exemple ?
EC : (hésite)
JR : C’est compliqué. Pour certains jeux, on n’y touche plus non par manque d’envie mais parce qu’on a cédé les droits, que ce soit totalement ou partiellement. On n’est plus libre de reprendre un univers et le ressortir, même si c’était il y a longtemps. On est coincé par le côté juridique.
EC : Après il faut avoir l’envie de se replonger dedans…
Heart of Darkness est l’un des deux titres emblématiques d’Eric Chahi. Cette fois-ci, il n’est pas seul pour le réaliser mais le développement se révèle plus dur qu’escompté. Débuté en 1992, il ne voit le jour qu’en 1998. Nous y découvrons le jeune Andy dans un monde peuplé d’ombres aussi dangereuses que drôles. Heart of Darkness reprend le principe d’Another World en offrant un jeu de plateforme action en vue de profil où chaque tableau demande un minimum de réflexion pour être franchi.
Heart of Darkness avait pour particularité de proposer de longues séquences en images de synthèse, ce qui l’a amené à tenir sur plusieurs CD (2), chose qui commençait juste à se répandre sur console. Il est apparu sur Playstation et PC.
Auditoire : Peut-être que les suites ne vous intéressent pas vu que vous faites à chaque fois des choses assez différentes.
EC : Non, non. Mais rien que la réédition d’Another World a demandé pas mal de travail et de temps. Là, j’ai vraiment envie de faire autre chose et ne pas me replonger dans le passé.
Auditoire : Pourquoi avoir arrêté les jeux vidéo après 1998, après Heart of Darkness ?
EC : Ah la question qui revient sans cesse ! Que dire… que dire de plus que wikipedia… J’avais besoin d’un break, qui ne devait pas être aussi long ! J’ai exploré pas mal de choses. J’ai fait de la peinture, de la photo, de la programmation, … plein de choses dont j’avais envie.
JR : Parfois, un break peut être nécessaire car le jeu vidéo est une industrie qui est assez dévorante.
EC : A la fin d’Heart of Darkness, j’avais envie de prendre un break. Et au début de break, j’ai vu plein de boîtes fermer, des studios fusionner, … c’est là que c’est devenu une très grosse industrie. Fin des années 90 et début des années 2000. Cela ne m’a pas encouragé à revenir de suite au jeu vidéo.
JR : Et en ce moment cela change aussi beaucoup. Plein de boites ferment ou changent. Darkworks, Eden, … Cette année, en France, ça a été un vrai carnage.
EC : Après, peut-être que les développeurs vont aller dans d’autres grosses boîtes…
JR : Le côté positif dans tout ça, c’est qu’il y a certes des développeurs qui s’en vont, et d’autres rejoignent de grosses boites mais il y en a énormément qui créent leurs propres studios, avec l’envie de repartir. Heureusement. Il faut comprendre que beaucoup de grosses sociétés n’y arrivaient plus. Quand sur 80 salariés, vous en avez déjà 20 dédiés à l’encadrement et à l’administration, cela devient une machinerie, presque stalinienne, énorme. Et peut-être que leurs capacités n’étaient plus adaptées à un marché qui change. Je compte beaucoup par contre sur les nouveaux studios.
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