Remember Me – Interview de Stéphane Beauverger

Etat des lieux du jeu vidéo en France

Archaic : Bon, on va peut-être un peu revenir sur la production de Remember Me. (rires) Est-ce facile de faire un jeu vidéo en France ?

Stéphane Beauverger : Oui, ça va bientôt faire vingt ans que je le fais. Il y a une French Touch reconnue même si je déteste ce mot. Il y a même ce drôle de phénomène qui arrive en ce moment : la créativité française dans le jeu vidéo est arrivée dans les oreilles des vrais décideurs et du gouvernement.

Archaic : Et il y a beaucoup de français qui s’exportent dans les studios étrangers…

Stéphane Beauverger : Oui, on le voit bien. Les gens partent soit en Suède chez Dice, soit à Montréal. Mais voilà, la notion de patrimoine de création de jeu vidéo en France est maintenant intégrée par le ministre et le gouvernement. Fleur Pellerin est assez pointue sur le sujet. Il y a des débats à l’Assemblée Nationale, des aides à la création… Je ne dirais pas non plus que c’est le pied de créer en France, il y a même des choses qui m’agacent comme le fait de ne pas pouvoir bénéficier d’aides à la création d’un jeu vidéo qui serait orienté 18+. On n’y a vraiment droit que si on s’oriente vers un jeune public, ce qui est ridicule vu que la majorité des joueurs est adulte. C’est un peu bizarre : tu peux être aidé par l’État à créer des jeux vidéo mais que si tu ne fais pas de choses trop violentes alors que l’on s’adresse à un public adulte. (rires) Le jeu vidéo garde un côté « c’est pour les gosses, il faut faire attention à la jeunesse. » Je pense que les gouvernants ne savent pas encore trop ce que c’est. On espère qu’avec les futures générations de ministres qui auront plus connu cela, ces problèmes se dissiperont un peu. Il y a encore quelques malentendus mais on peut quand même faire du jeu vidéo en France. Les gros studios sont là, avec du travail, même si le nombre de salariés a baissé. On doit être à environ 1500 personnes travaillant dans le jeu vidéo, le double si on compte les gens dans l’administratif.

Interview SB Page 2 - 01 - Fleur Pellerin

Archaic : Il y a quand même eu une période de déclin.

Stéphane Beauverger : Oui, il y a eu une grosse claque au début des années 2000s avec l’effondrement de la bulle internet qui a fait très mal. Il n’y a que quelques rares structures comme Ubisoft qui ont survécu. Beaucoup ont fini par fermer. D’après les chiffres que j’ai, plus de 70% des 1500 personnes en question qui travaillent en ce moment font partie de micro-structures indépendantes de moins de dix personnes, dont des gens qui travaillent sur les jeux pour mobiles. Mais pour moi, il y a vrai savoir-faire qui laisse pas mal de possibilités et il y a une culture du jeu vidéo en France. Le jeu vidéo arrive à faire du chiffre d’affaire et connaît la croissance : dans la conjecture actuelle de l’économie française c’est assez rare et ça commence à rentrer dans les têtes de nos chers patrons.

Archaic : Ça doit être une vraie fierté d’avoir pu créer Remember Me totalement en France ?

Stéphane Beauverger : Complètement.

Archaic : Si tu dois faire un bilan de la sortie du jeu, quel serait-il ?

Stéphane Beauverger : C’est un peu ce que l’on voit dans le court-métrage d’hier : c’était quatre années très dures et très intenses avec de vrais moments d’inquiétude. Mais ça a toujours été ainsi depuis le temps que je bosse dans le milieu. Cela fait partie de l’ADN de cette industrie. Tu sais que même jusqu’au bout, tu n’es pas sûr de shipper ton jeu. Ce n’est vraiment que lorsque le jeu sort enfin que tu es soulagé, d’autant plus quand tu es persuadé d’avoir livré un bon produit au bout du compte. C’est sûr que par rapport aux idées que tu as eu au départ, tu te dis que tu aurais pu mieux faire, que tu as concédé beaucoup de sacrifices. Parce qu’il y a de vrais enjeux par rapport à la réalité de la production, que ce soit des contraintes de budget ou de temps. On sait que le jeu vidéo est une industrie de la réduction du stock initial. Mais je n’ai pas honte. Loin de là. Tiens, pas plus loin que ce weekend, j’ai fait essayer Remember Me à un copain qui n’est pas du tout gamer et qui en est resté abasourdi tant il ne s’imaginait pas que le jeu vidéo pouvait être si abouti technologiquement parlant. Il s’extasiait d’une cinématique en 3D qui ressemblait selon lui carrément à un film.

Archaic : J’imagine qu’on doit être aussi fier de voir le jeu dans les rayons des magasins…

Stéphane Beauverger : Le problème, c’est qu’au moment où le jeu sort, tu es déjà en train de travailler sur la suite. C’est un peu la même chose que quand tu publies un bouquin. Lorsqu’il sort, tu es déjà en train de plancher sur ce qui vient après. Il y a quand même un petit décalage. Mais lorsqu’on voit sortir le jeu des cartons, quand on voit la galette dans sa boîte pour la première fois, c’est l’extase. Tu le poses sur ta petite étagère : « ce qu’il est beau ! » (rires) Même au sein de Dontnod, j’ai vu un développeur pourtant assez taciturne de nature avec une banane incroyable à ce moment-là.

Interview SB Page 2 - 02 - Remember Me

Archaic : Ca rejoint un peu ce que nous disait Alexis Briclot.

Stéphane Beauverger : Oui voilà. Il faut s’accrocher, et c’est très dur. Alexis en plus est un des fondateurs de la boîte. Il a d’autres soucis derrière comme la gestion. Moi je viens juste pour travailler, mes enjeux sont de type artistique. Lui, il a des enjeux de patron, de responsable dans une entreprise, avec des problèmes de loyer, de robinetterie qui ne marche plus, etc… (rires) Le patron sert à tout dans une boîte, y compris à gérer les problèmes humains et les problèmes matériels. Moi je n’ai pas cette vision-là. Quand il dit dans le reportage : « je ne pensais pas qu’on pouvait le faire en France. Je l’ai fait et je suis super fier. » Evidemment. Tu te rends comptes ? Tu as une boîte de jeux vidéo du début jusqu’à la fin du projet, c’est super fort. Mais là je digresse…

———-

Du AAA à l’indé… en passant par le middle game ?

Archaic : On pourrait avoir ton opinion sur cette vague de l’indépendant, sur le financement participatif ? On en avait parlé avec Alexis Briclot ce matin, justement. C’est marrant parce qu’il relevait quelque chose sur lequel on se rejoignait. Maintenant on a les indés et on a les AAA, mais toute cette niche qu’on avait au milieu est en train de disparaître. Et j’ai toujours trouvé que c’étaient les jeux les plus intéressants en termes d’originalité, dans ce qu’ils apportaient…

Stéphane Beauverger : Les middle games. Oui, tout à fait. Parce qu’ils n’ont pas la pression extrême des AAA, mais ils ont quand même plus de moyens que les trois ou quatre personnes qui vont faire un petit jeu indé dans leur coin. Et c’est vrai que là, il y a une sectorisation assez marquée qui apparaît. Il y a encore des middle games, mais de moins en moins.

Interview SB Page 2 - 03 - GTA V

Archaic : Et avec les nouvelles consoles qui arrivent, ça risque de ne pas s’arranger…

Stéphane Beauverger : Un jeu comme Grand Theft Auto V, c’est un AAAAA ! Ces sont des monstres. Ce sont des mammouths, ces machins-là ! Deux-cents millions d’euros de budget !

Archaic : On se posait la question de savoir ce que ça apportait vraiment d’avoir du photoréalisme ou d’avoir un budget comme ça…

Stéphane Beauverger : Je pense que c’est une orientation qui ira au bout de son truc, et ensuite on va devoir trouver autre chose. Parce qu’après on ne pourra pas faire plus. On va devoir trouver d’autres pistes. Même les gros studios disent que ce sont des projets tellement monstrueux que s’ils capotent, tu tues ton studio. Tu ne peux pas te relever.

Interview SB Page 2 - 04 - Cleopatre

Archaic : Et c’est aussi une excuse de la part des éditeurs pour ne pas prendre de risques.

Stéphane Beauverger : Bien sûr. Donc je pense qu’à un moment, on va tous poser les flingues. (rires) On va se calmer un petit peu et revenir à la raison… Parce que si on joue à la concurrence dans le genre : « Deux-cents millions ! Trois-cents millions ! », il y a l’un de nous deux qui va crever très vite à ce jeu-là. Il y a des studios de cinéma qui sont morts d’un seul film. C’est très connu, c’était 20th Century Fox je crois qui avait sorti Cléopâtre avec Elisabeth Taylor dans les années 1960s. C’était un tel budget pharaonique et ça a été un tel four, que ça avait presque coulé le studio. Avec un film. Quand tu vois les mastodontes à deux-cents millions d’euros, c’est gigantesque, c’est Rockstar en fait. (rires) Mais il y a quand même des middle games. Regarde Infamous, pour moi c’est du middle game, le premier en tout cas. Batman, le premier aussi.

Archaic : C’est ce qu’on disait, ensuite ils font des suites, et des suites de suites…

Stéphane Beauverger : Il se raconte qu’Assassin’s Creed au départ, c’est un prototype refusé de Prince of Persia. Tu hallucines ! C’est devenu une gigantesque licence, c’est devenu une valeur sûre pour l’éditeur. Mais sur cette question du middle gaming, il ne faut pas non plus opposer les deux. Même si la séparation se fait de fait, je ne suis pas certain qu’il faille forcément être pro-indé ou pro-AAA. Ils n’ont pas les mêmes objectifs, pas les mêmes budgets, pas les mêmes intentions. Il y a des très bonnes choses et des très mauvaises choses dans les deux camps en fait, enfin dans les deux prods.

Interview SB Page 2 - 05 - Assassin's Creed

Archaic : Justement, est ce que le fait qu’il manque un échelon au milieu ne crée pas un système pervers ? Tous les jeux qui devraient faire partie du middle game se mettent à faire du AAA, donc ça phagocyte les budgets, ça phagocyte l’attention des joueurs, il y a des trucs qui se cassent la gueule de manière monumentales et il n’y a plus d’innovation.

Stéphane Beauverger : Là tu vois, ce que j’ai envie de dire c’est : fais un papier là-dessus, toi. Creuse le sujet, ça pourrait être intéressant. Moi j’ai peut-être une vision un peu tronquée du truc, mais ce sera aux observateurs de la scène du jeu vidéo, aux journalistes, aux analystes d’amener cette étude de l’évolution des tendances et du marché. Et de faire des warnings avec un peu de fond là-dessus. Tout va tellement vite dans cette industrie. Il y a des métiers qui n’existaient pas il y a cinq ans. Il y a des outils qui apparaissent en permanence. Les pipelines de production changent. Le mobile est en train de tout rafler. Là, on voit que le crowdfunding prend de plus en plus d’importance dans le jeu sur PC. Il y a des jeux qui n’ont aucune chance de passer le filtre des éditeurs et qui trouvent un public. Tu as un cas comme ça. C’est Star Citizen ?

Archaic : Oui Star Citizen a fait un gros succès… Je crois d’ailleurs qu’ils ne s’y attendaient pas quand ils ont lancé leur projet.

Stéphane Beauverger : En tous cas, tu vois le truc et tu te dis : « toi, je vais te donner de l’argent. » J’ai envie de jouer à ça. Et effectivement, un jeu avec une liberté comme ça, un grand sandbox spatial, aucun éditeur n’aurait signé ça. Après, il y aura certainement des dérives…

Interview SB Page 2 - 06 - Star Citizen

Archaic : Il y en a déjà, comme la suite spirituelle d’Eternal Darkness.

Stéphane Beauverger : Il y a des gens qui ont profité de la manne et il n’y a rien derrière. Mais Star Citizen, je mets de l’argent, je veux jouer à ça. Et pour moi, le crowdfunding, ça pourrait être une forme de middle gaming. A certaines conditions, par contre. De mon point de vue, il y a une limite à ne pas franchir. Ca reste un jeu fait par quelqu’un qui a une vision. On lui a donné de l’argent mais c’est SON projet. Ca n’est pas le projet des gens qui ont donné de l’argent. Pour moi, il faut que ça soit très clair.

Archaic : Il y a quand même beaucoup de jeux qui ont une forte dimension collaborative, avec des forums et des votes.

Stéphane Beauverger : Ca je veux bien. Mais sur le méta-gameplay, non. Ca c’est le job des game-designers. Mais c’est un modèle que je trouve intéressant. Ca peut donner une chance à des projets qui n’auraient jamais été financés d’arriver sur le marché. Il y a le Greenlight de Steam aussi. En tous cas, le jeu vidéo continue à évoluer. Pour moi il en est encore à l’adolescence. Il a énormément de choses à dire. Moi, le moment où je me suis dit : « ça y est, on est passé dans une industrie mature », c’est quand j’ai vu dans le métro de Paris des affiches quatre par trois toute l’année, et pas qu’à Noël pour deux ou trois sorties phares. En ce moment, tu as Battlefield 4. Le premier c’était Red Dead Redemption, avec cette image du mec qui te braquait avec son shotgun.

Interview SB Page 2 - 07 - Red Dead Redemption

Archaic : Quand tu vois qu’un jeu comme Bayonetta peut se permettre ce genre d’affiches, tu te dis qu’il y a quelque chose qui se passe (rires).

Stéphane Beauverger : Voilà, le jeu vidéo est devenu le plus gros medium qui a dépassé le cinéma depuis plusieurs années en termes de budget. C’est le bien culturel le plus consommé au monde. Et ça n’est que le début.

———-

Et pour la suite ?

Archaic : Il y a les nouvelles technologies comme l’Occulus Rift. D’ailleurs, tu parlais de l’évolution du média et des nouveaux métiers qui apparaissent. Est-ce qu’il y a une innovation qui t’a l’air vraiment prometteuse pour l’avenir ?

Stéphane Beauverger : Je suis franchement bluffé par les shaderers, les mecs qui ne s’occupent que des propriétés des textures. Ca donne des effets visuels absolument incroyables. Tu as aussi les ergonomes, qui de plus en plus maintenant vont devenir les gens dont la spécialité est de concevoir les menus. Les menus ont toujours été le parent pauvre du jeu vidéo.

Archaic : D’ailleurs un jeu comme Dead Space a marqué justement par sa gestion de l’interface.

Stéphane Beauverger : Les interfaces utilisateurs, pour moi c’est vraiment une des prochaines vraies révolutions.

Interview SB Page 2 - 08 - Dead Space

Archaic : A propos de vos prochains projets ? Tu continueras à travailler pour du jeu vidéo ? Pour Dontnod ?

Stéphane Beauverger : Tout à fait. Le prochain projet sur lequel je travaille, c’est pour Dontnod. Si je suis sur le projet, c’est qu’il y a sans doute de la science-fiction dedans. Voilà ! A titre personnel, j’aurais pu vous en dire plus, ça ne me gêne pas de vous raconter ça. Mais c’est quelque chose qui doit sortir dans quatre ans. D’ici là, beaucoup de choses auront changé et il ne faut pas donner cette bonne idée-là à quelqu’un d’autre. Imaginez si on avait dit il y a quatre ans : « on va faire un jeu sur la manipulation mémorielle. » D’autres gros scénarios seraient arrivés, d’autres se seraient dits : « putain elle est bien leur idée », etc… Donc voilà. Mais Dontnod étant Dontnod, ça sera un peu le même principe. On aura à nouveau un vrai gros paradigme, un énorme challenge, l’équivalent du Memory Remix en termes de gameplay, de sensations de jeu, etc… On sera sur tout autre chose. Dontnod a pour vocation de sortir des jeux à gros contenu narratif et essayer de faire avancer des notions de gameplay. Les Memory Remix, ça n’avait jamais été fait en jeu vidéo. Cette notion de manipuler une cinématique, dans laquelle tu peux revenir en arrière, en modifier des éléments pour voir ce que ça va donner après… Ils aiment ce côté bidouilleur et inventeur.