Dans le cadre des Utopiales 2016, Jehanne Rousseau, CEO du studio français Spiders, nous a accordé, comme en 2012 et 2011, une interview. C’est ainsi au premier étage de la cité des congrés de Nantes que nous nous sommes retrouvés avec cette créatrice passionnée pendant près d’une heure. L’occasion pour nous de revenir sur The Technomancer, le dernier titre du studio, avant d’aborder ses projets et son proche avenir. Bonne lecture et encore merci à elle pour s’être, une nouvelle fois, prêtée au jeu des questions-réponses.
Spiders et la sortie de Technomancer
Archaïc : Bonjour Jehanne, la dernière fois que nous nous sommes vus en interview c’était en novembre 2012, quelques mois avant la sortie de Mars War Logs et juste après l’annonce de Bound by Flame.
J. Rousseau : Oui, Bound by Flame est sorti et même Technomancer est sorti.
Archaïc : Spiders en 2012, c’était 15-20 personnes. Aujourd’hui, 25. Et lors d’une phase de production ?
J. Rousseau : Une quarantaine. J’ai annoncé à mes équipes que si un jour nous atteignons les 50 personnes, j’arrêterais de gérer la boîte. Ce serait trop : je VEUX connaître chaque employé de Spiders, je veux savoir ce qu’ils font, je veux pouvoir boire des coups au bar avec chacun d’entre eux. Je veux savoir jusqu’aux activités du moindre stagiaire. Je considère que le jour où l’on sera 50, je ne pourrais plus faire tout cela. Déjà je ne suis pas sur place, alors si en plus, on est trop nombreux…
Archaïc : Ah oui parce que vous vivez en Bretagne tandis que les studios de Spiders se situent à Paris ?
J. Rousseau : Oui, c’est ça. Je vis en Bretagne et ça se passe plutôt bien ! Cette distance me permet de garder l’équilibre entre gestion pure – les contrats, le démarchage de prestataires, etc… – les relations avec mon éditeur et le côté management humain. Il y a bien évidemment des managers sur place, sur Paris, mais je n’en oublie pas ma part de direction de production et créative, part que j’essaye de sauver depuis des années. A l’époque d’Of Orcs and Men, il y a 4-5 ans, je vivais encore sur Paris, mais je me suis complètement faite dévorée par la partie Gestion et Management. Ce fut une période particulièrement frustrante : ce n’est pas pour ça que je fais du jeu vidéo, cela ne m’intéresse pas. Je le fais car il faut le faire et car mes collègues m’ont choisi pour le faire. Ils savent que je suis honnête. Cela ne me fait pas rêver et cela a été au coeur de la négociation que j’ai eu avec eux : je m’en vais pour être un peu au calme, pour pouvoir m’allouer trois matinées par semaine dédiées à la création – écriture, conception – et le reste du temps, je suis à eux, via des réunions Skype. Je fais des allers-retours tous les quinze jours pour travailler auprès de mon éditeur et de mon équipe et les voir tout de même un peu. Ce mode de fonctionnement me satisfait et je pense que Spiders ne semble pas trop en souffrir non plus. Bound by Flame et maintenant Technomancer en sont la preuve !
Archaïc : Tout à fait. Technomancer est sorti en juin 2016. Comment en êtes-vous venus d’un Mars qui ne plaisait pas, ou en tout cas peu à Focus… à Technomancer, entièrement financé et édité par Focus ?
J. Rousseau : C’est grâce aux retours des joueurs, sur Mars : War Logs : la presse n’a pas été très tendre avec nous.
Archaïc : Mars, c’est du 53 sur Metacritic…
J. Rousseau : Oui, mais les joueurs l’ont bien aimé. Et Focus a tendance à davantage regarder l’avis des joueurs que ceux de la presse, ce qui m’arrange bien en l’occurrence. Ils se sont rendus compte que les gens avaient apprécié l’univers et l’ont trouvé sous exploité et ce malgré quelques problèmes de gameplay. Du coup, Focus a décidé de nous faire confiance pour un plus gros titre. Ils savaient que nous serions alors super motivés et que nous ne compterions pas nos heures. Même si nous avons été un peu éreintés par les critiques, elles ont été un peu meilleures que pour Mars…
Archaïc : On passe en effet à plus de 60 sur Metacritic, et une presse française toujours partagée mais beaucoup moins que sur Mars où il y avait eu des critiques assassines…
J. Rousseau : Nous disposions à sa sortie en juin 2016 d’une base de joueurs qui, eux effectivement, défendaient l’univers et étaient super contents de le retrouver. Ils nous ont bien soutenu.
Archaïc : En plus c’était audacieux il sortait le même jour que Star Ocean 5 de Square-Enix…
J. Rousseau : On était dans une période où beaucoup de jeux sortaient. Le sortir pendant juillet-août, pour un petit studio comme le nôtre, aurait été une décision vraiment casse-gueule. En septembre il y avait à nouveau des sorties de gros studios, donc Focus a opté pour juin. Je dois t’avouer je n’ai aucune idée des ventes pour l’instant : on a pas encore eu de retour.
Archaïc : Focus a simplement déclaré que le jeu était rentable au bout d’un mois de commercialisation.
J. Rousseau : Je crois en effet qu’ils sont assez contents de leur côté. De toute façon, s’ils nous ont signé le prochain projet, c‘est que nous n’avons pas à nous inquiéter. Je pense que les équipes de Focus se sont rendues compte qu’aller vers des univers alternatifs, originaux mais bien travaillés, dans le domaine du RPG, pouvait être porteur. Ils ont bien compris qu’on n’allait pas pouvoir être en frontal avec CD Projekt ou Bioware. Bioware propose des univers très classiques, un univers de fantasy pseudo Donjon et Dragon et un univers de Science-Fiction pseudo Star Wars sans la licence Star Wars. Ils font de superbes cinématiques, ils ont de gros moyens. Je joue à leurs jeux et je les apprécie. A côté, CD Projekt a également des moyens phénoménaux et une créativité énorme mais leur univers était posé quand même au travers de sept romans avant même la sortie du premier jeu The Witcher. Arriver avec nos univers alternatifs fait que nous restons tout de même à part et que nous trouvons nos fans parmi les véritables amateurs de RPG, ceux qui ont envie d’avoir des choses un peu différentes et variées. Ce sont eux qui ont soutenu The Technomancer. Que ce soit Vampyr, avec Dontnod, ou Call of Cthulhu, avec Cyanide, Focus montre bien son envie d’aller vers ces univers originaux, car il y a un public. Nous touchons et gagnons un peu plus de joueurs à chaque jeu. Nous avons désormais des fans, ce qui est très plaisant.
Archaïc : Comme on peut le voir au Japon : il existe des développeurs de RPG japonais qui sont là depuis 20 ou 30 ans et qui pourtant vendent beaucoup moins que des mastodontes comme Square Enix. Mais ils disposent d’un public fidèle qui n’hésite pas à investir dans chacun de leur jeu.
J. Rousseau : Et pour finir sur la confiance que nous octroie Focus, il faut dire que, certes, nous n’avons pas les moyens de CD Projekt ou Bethesda, mais nous coûtons aussi beaucoup moins chers qu’eux. Un jeu comme Skyrim, qui a demandé plus de 5 ans de développement avec une équipe de plus de 200 personnes, requiert des ventes phénoménales pour le rentabiliser, et donc beaucoup plus qu’un jeu Spiders développé par 25 personnes pendant 2 ans. Mathématiquement, ça paraît évident. Nous nous comparons souvent à des artisans. A chaque jeu, grâce au soutien des joueurs que nous gagnons, nous pouvons nous permettre de passer dans la catégorie juste au-dessus et proposer un jeu encore meilleur.
La richesse insoupçonnée de Technomancer
Archaïc : En effet, Technomancer signe un véritable bond en avant, aussi bien technique qu’en termes de contenu. Il met, par exemple, bien plus en avant les conflits entre les différentes factions de Mars et le jeu sollicite davantage le joueur dans la prise de décision, notamment aux travers des quêtes annexes.
J. Rousseau : Mars avait été pensé sous le format d’une nouvelle pour coller à un format court. Technomancer se déroulant dans le même univers que Mars, nous nous sommes amusés et permis de placer de nombreux clins d’oeil. Nous avons en effet conçu l’univers de Mars comme celui d’un jeu de rôle papier ; par conséquent, ce n’est pas très difficile pour nous de créer de nouvelles histoires : tout est déjà écrit. Il y avait des sujets et des thèmes que nous n’avions pu aborder dans le premier, telle que la religion qui sont ici très présents, sans occulter ceux qui étaient déjà présents comme la condition des mutants, d’où beaucoup de quêtes qui demandent de choisir son camp : toutes les factions ne tolèrent pas que le joueur s’acquitte de tâches pour leurs ennemis. Certaines sont clairement antagonistes. Pour prendre l’exemple des Vorys- principalement constituée de criminels – je me suis fait extrêmement plaisir à écrire leurs quêtes et tout particulièrement le personnage d’Anton. C’est un personnage épouvantable mais sinique et souvent ironique. Un plaisir à écrire. D’autres comme Eliza, la capitaine que l’on voit au début – que l’on retrouve plus tard et qui sert de liaison avec la faction qu’elle représente – stigmatise le stéréotype de la femme militaire, très carrée, et évolue, ce qui la rend intéressante, mais rien de comparable à Anton.
Archaïc : Un des gros plus et intérêts des quêtes annexes de Technomancer est que, même en fin de quête, le choix est donné au joueur de l’abandonner ou de l’achever.
J. Rousseau : Nous avons en effet eu plus de moyens sur Technomancer. Mars avait été coproduit avec Focus, autant dire que nous n’avions vraiment pas beaucoup de sous. A l’époque, Focus ne croyait pas vraiment en la Science-Fiction dans le RPG autrement qu’au travers de la SF du type Star Wars, et autant dire que celle de Mars n’est pas du tout de ce genre-là. Ils nous avaient soutenu mais sans trop s’engager. Une fois Mars sorti, ils se sont rendus compte que l’univers avait plu alors ils nous ont donné des moyens similaires à ceux de Bound by Flame pour que nous allions plus loin. Bound by Flame avait hérité d’un budget de 1,5 millions, peut-être 1,8 avec le marketing. Nous avons atteint les 2,1 millions avec Technomancer, ce qui reste un petit budget par rapport à nos concurrents, si l’on peut les appeler nos concurrents.On nous dit souvent que nous sommes trop ambitieux, mais nous, nous ne le voyons pas comme ça : à aucun moment, on se dit qu’on va faire un truc super ambitieux au point de concurrencer The Witcher. Jamais. Mais on aime le genre du RPG, nous mettons en place des mécaniques nous aimons et tentons de le faire le mieux possible avec nos moyens, quitte à ré-utiliser des assets si nécessaire.
Archaïc : Cela ne donnerait-il pas une touche Spiders ?
J. Rousseau : Oui, je pense. Il y a notamment le système de craft, sur lequel nous tirons notre épingle. Il était déjà là sur Mars mais il n’en était qu’à ses débuts, en plus d’avoir été très complexe à mettre en place.. Il a fallu un peu de gestation pour arriver à la richesse de celui de Technomancer. Il autorise vraiment beaucoup de possibilités au joueur, en fonction de ses affinités. Le système de skills également a beaucoup évolué : il est devenu beaucoup plus souple qu’il ne l’était. Il le sera encore plus dans notre prochain jeu. Et enfin la narration, elle offre ici beaucoup de choix qui importent. C’est un système qui m’est très cher et je m’évertue à emmener toute l’équipe là-dedans. Dans Mars, il y avait un choix qui offrait deux embranchements de scénarios différents. Dans Technomancer, nous avons veillé à limiter les choix binaires, ce qui n’était pas simple avec les outils, limités, que nous possédions. Nous n’avions pas de moyen technique pour visualiser les arbres de dialogues et d’embranchements : les arbres étaient faits uniquement sur papier et il fallait se rappeler de chaque ligne de dialogue. Donc, nous avons depuis intégré un outil de dialogue nodal qui nous permet de mieux visualiser les embranchements et d’aller par conséquent beaucoup plus loin dans les ramifications. Le système tient également compte des choix de gameplay, c’est-à-dire que le moteur tient compte de la façon avec laquelle le joueur résout des situations. Si le joueur privilégie l’infiltration à la baston, cela aura un impact sur la réaction des PNJ vis à vis de lui. Nous tenons aussi compte des choix de parcours : un joueur qui essaiera de résoudre des situations en baratinant ou en utilisant ses compétences en réparation, touchera la même xp que n’importe quel autre joueur, mais verra les PNJ lui parler différemment. Ce qui n’est pas immédiatement perceptible par le joueur car on ne lui dit pas que le regard des autres changent. Un joueur qui privilégie la violence finira sa partie relativement isolé.
On ne l’annonce pas ; du coup, nous avons eu des retours comme quoi les choix n’ont pas d’impact sur la réputation. Normal : le seul moyen de le savoir est de relancer une partie, ou de regarder quelqu’un d’autre jouer sur Twitch aux mêmes tronçons de jeu. Je prends l’exemple du gros debrief à la fin du premier chapitre. Quoiqu’il arrive, cela ne se termine pas très bien, mais le debrief tient compte de tous les choix effectués durant les quêtes annexes, au point qu’Eliza peut devenir extrêmement hostile. Dans ce cas-là, il est même possible de perdre quasiment tout lien avec les militaires. A l’inverse, il est aussi possible de la garder en allié pour l’avoir en sous-main. Chaque faction a différentes attitudes de prévues selon les choix et les chemins pris par le joueur. Celui-ci croise différents personnages durant les premières heures de jeu et selon ses choix, s’il les a arrêtés, tués ou laissés partir, il est possible de les retrouver voire de bénéficier de leur aide plus tard. Jusqu’à la toute fin, nous laissons des choix au joueur.
Archaïc : A quand une rencontre Roy, héros de Mars, / Zacharia, héros de Technomancer ? Dans un potentiel troisième épisode ?
J. Rousseau : Peut-être. Peut-être… Pour l’instant, nous avons pris des vacances, car Mars, c’est un peu aride si je puis dire. Nous avons donc décidé d’aller “ailleurs”, mais Mars reste un univers qui nous plaît beaucoup, qui nous est cher, à qui Spiders doit son nom. Nous avons passé près de deux ans à 100% dessus, avec une pré-production début 2014. Notre premier jeu, Faery, ne nous avait pris que 9 mois, une gestation. Là, avec Technomancer, nous avons dépassé l’éléphant. (rires). Nous avions donc besoin de changer de monde.
L’après-Technomancer
Archaïc : Le prochain jeu de Spiders sera à n’en pas douter un RPG, n’est-ce pas ?
J. Rousseau : Ce sera un RPG, dans l’univers de la fantasy mais rien à avoir avec Bound by Flame : c’est une nouveauté complète. Bound by Flame était un oneshot car à la fin – ce n’est pas un gros spoiler – l’univers pouvait être exterminé selon les choix du joueur. Il était donc difficile de continuer. (rires)
Archaïc : Cela n’a pas arrêté Crystal Dynamics et Legacy of Kain.
J. Rousseau : Certes, et nous aurions également pu faire une préquelle mais nous voulions faire quelque chose de plus original. Je ne peux pas trop en dire car Focus n’a pas encore commencé à communiquer dessus. Je peux toutefois dire que nous nous sommes lancés dans la création d’un tout nouvel univers. Nous nous sommes donc amusés à créer tout le bestiaire, les costumes, les environnements, etc… Nous avons mis en place plein de nouvelles idées, dont certaines très liées à ce nouvel univers, des idées qui ne collaient pas à l’univers post-apo de Mars. Ce nouveau titre présentera de la fantasy mais pas médiévale. J’avais envie de ne pas rester dans la fantasy à la Tolkien. J’adore Tolkien, mais j’avais envie de voir et proposer autre chose. Il s’agit d’un thème surexploité. J’en suis moi-même un peu lassée, donc l’idée est ici de présenter du neuf. Il n’y a pas d’elfes, pas de nains. Nous allons pousser le système de faction et d’alliance. Nous pourrons naviguer entre les factions rivales ou décider de rallier totalement la cause de l’une. Ceci permettra de ne pas proposer un scénario trop linéaire, au contraire : les choix du joueur pourront lui fermer des portes ou lui en ouvrir de nouvelles. C’est très compliqué à mettre en place. Les factions n’auront bien évidemment aucun rapport avec celles de Technomancer et sont totalement adaptées à ce nouvel univers mais nous nous sommes appuyés sur ce que nous avions déjà fait pour aller plus loin.
Archaïc : Vous repartez sur une production de deux ans ?
J. Rousseau : Oui, c’est comparable à celle de Technomancer. A chaque jeu, nous ajoutons des briques de gameplay. Nous les intégrons et en ajoutons. Nous progressons à chacun de nos jeux, aussi bien techniquement que dans la conception. Nous tentons à chaque fois d’enrichir le système de skills ou le craft.
Archaïc : J’ai vu que vous recrutiez des programmeurs moteur. Vous continuez d’utiliser le Silk Engine ?
J. Rousseau : Nous le faisons évoluer à chaque jeu. Pour Bound by Flame, nous devions sortir le jeu sur les anciennes consoles, Xbox 360 et PS3, ce qui nous avait vraiment retenu vers le bas. Elles commençaient vraiment à devenir obsolètes. Bound by Flame est en revanche restée une exclusivité PS4 car Microsoft a tellement tardé à nous envoyer les kits de développement Xbox One, que nous ne pouvions pas nous permettre de les attendre. Ce n’est pas grave, nous sommes restés sur PS4 et nous avons bien mieux vendu sur PS4 que sur les autres plateformes. Il faut dire qu’il n’y avait pas énormément de jeux sur la console à sa sortie. Nous étions frustrés de nous limiter techniquement autant. Heureusement, avec Technomancer, il nous a enfin été possible de faire un gros bond en avant. Le joueur ne voit pas notre nouveau système de dialogue nodal, mais il en ressent les bénéfices grâce à une narration bien plus complexe. Autre évolution : les cutscenes. Auparavant, il fallait vraiment tout faire à la main, donc de nombreux dialogues ne pouvaient pas être mis en scène à cause des limitations du moteur. Nous sommes donc en train de mettre en place des outils pour nous permettre de semi-automatiser les dialogues et ainsi disposer du minimum syndical, avec des plans caméras gérés par le moteur.
Archaïc : Elles sont en effet déjà plus fluides dans Technomancer mais certains plans sont peu naturels, tout comme des raccords parfois un peu… compliqués.
J. Rousseau : C’est toujours difficile, car dès lors que des cutscenes sont très mises en scène, il est nécessaire que le personnage arrive au bon endroit. Ce n’est pas toujours évident. Encore une fois on n’a pas les moyens de CD Projekt. Nous essayons de bien raconter l’histoire : c’est pour nous le plus important. Si en plus c’est joli, c’est tant mieux mais tout en sachant qu’on a nos propres limites et que nous favorisons certaines cutscenes parce qu’elles nous paraissent être clefs… Certains propos sont difficiles à faire passer, donc nous n’avons pas intérêt à nous louper. Il peut y avoir une mauvaise interprétation de l’histoire, ce qui peut déstabiliser le joueur. Donc les dialogues seront plus jolis dans notre prochain jeu, avec des changements de plans caméra, même si c’est pour un pauvre marchand.
Les nouvelles technologies
Archaïc : Vos développements et votre moteur sont prévus pour PC, Xbox One, PS4. La VR vient d’arriver. La Switch arrive en mars… vous y allez ou pas ?
J. Rousseau : Alors nous on va sur la génération 1 et ½, PS4 Pro et Scorpio. On ne va pas faire la VR… Pour bien faire de la VR, il faut penser intégralement le gameplay pour ça, et on n’a pas les moyens ni les équipes pour penser complètement un gameplay spécifique pour une plateforme, en plus le RPG est un type de jeu un peu compliqué à réaliser en VR. Pour l’instant, passer 5 heures d’affilée devant la VR est, honnêtement, un peu nauséeux… Personnellement, au bout de 5 minutes, je ne suis pas bien. Je n’imagine même pas de faire un RPG entier en VR. La VR reste un domaine que nous regardons, bien sûr, mais il nous paraît, pour l’instant, peu cohérent avec le RPG et le type d’expérience qu’on veut proposer.
Archaïc : Pourtant, au Tokyo Game Show, Bethesda présentait Fallout 4 VR.
J. Rousseau : Ce n’est en effet pas très compliqué pour eux de mettre en place cela, même si j’ai été un peu déçue sur leur exploitation de la VR, car, en gros, ils ont juste transposé leur jeu à la sauce VR avec des contrôles ultra limités. Je ne trouve pas que ce soit un moyen intéressant d’utiliser la VR. Je pense qu’ils ont été accompagnés ou encouragés à le faire parce que Fallout représente une super grosse licence. Dire que Fallout 4 tourne en VR va forcément motiver des gens à en faire de même, mais je ne suis pas persuadée que la simple transposition d’un jeu pas pensé pour soit une bonne méthode. Cela me rappelle les débuts de la Wii. Il y’avait des jeux qui étaient vraiment pensés pour, qui étaient du coup plutôt intéressants. On aimait ou on n’aimait pas mais ils étaient là : il y avait un concept. A côté, de nombreux jeux étaient juste transposés et utilisaient les wiimotes comme des manettes classiques. Cela n’avait aucun intérêt. Pour en revenir à la VR, j’attends de voir les jeux qui vont réellement se poser la question sur ce qu’est la VR et comment en faire quelque chose d’intéressant… A la limite, Faery aurait pu être intéressant en VR vu que nous volions dans un univers entièrement en 3D. Nous aurions énormément réfléchi sur la façon de ne pas être malade et comment fixer le point de vue. Cela aurait pu être intéressant. Je pense au gigantesque bâteau où la fée pouvait se glisser. Là VR aurait pu apporter quelque chose au jeu, d’autant que Faery abordait le monde des fées, donc nous contrôlions un tout petit personnage dans un monde assez grand. Sur du RPG plus classique, c’est cinq minutes de “wow, c’est rigolo, j’ai l’impression de marcher sur Mars” pour vite devenir épuisant, car, mine de rien, nous faisons du RPG action. Je ne crois donc pas à la VR, pour l’instant, dans le RPG
Archaïc : Et la Switch ?
J. Rousseau : **respire** Franchement, je suis fâchée avec Nintendo depuis très longtemps… Pas en tant que joueuse, mais en tant que studio de développement. J’ai travaillé il y a très longtemps sur Game Boy et Game Boy Advance. A l’époque, je travaillais sur un jeu pour Ubisoft : Tonic Trouble, une espèce de petit frère de Rayman, qui avait eu un peu moins de succès… La version console de salon était sortie et il avait fallu réaliser une version Game Boy Color. Je bossais à l’époque pour un studio indépendant, RFX interactive. Nous avions fait des jeux pour Electronic Arts. C’était de petits jeux Game Boy Color. Nous avons alors remarqué qu’il était très laborieux de travailler avec Nintendo. Ils sont méfiants et ne font absolument pas confiance aux studios externes. Les bons jeux sur les plateforme Nintendo sont des jeux Nintendo… Il n’y en a pas d’autres. De toute façon, ils font leur plateforme pour vendre leurs jeux, à eux. Non seulement ils ne soutiennent pas les jeux des autres mais ils ne s’y intéressent absolument pas. J’ai pas mal d’amis qui ont lancé des studios, dont d’ailleurs certains ont disparu à cause de ça, notamment à l’époque de la Wii. Elle se vendait tellement que tout le monde voulait faire des jeux Wii. Mais sur Wii, les seuls jeux qui se sont vendus étaient des jeux Nintendo. C’était assez dramatique pour certains studios : c’est la console qui vendait le moins de jeux par console. Il y a même eu une période où c’était moins de 1 jeu par console, c’est à dire que les gens achetaient la console et aucun jeu puisque Wii Sports était présent dans le pack. Entre nous, les devs, on l’appelait l’appareil à raclette : au début, tu l’as, t’es content, t’invites tes potes pour t’en servir, et puis elle finit en haut d’un meuble, on l’oublie et elle y prend la poussière. C’est triste mais c’était ça. Du coup, je me méfie de la sirène Nintendo. Même chose sur Nintendo DS puis 3DS. Je n’ai donc pas envie de me lancer sur Switch car se lancer sur une nouvelle console c’est forcément du développement (beaucoup), acheter des kits – les kits ne sont pas gratuits, loin de là – et surtout intégrer toute leur TRC (Technical Requirements Checklist). Nintendo sont les pires dans ce domaine. Ils sont plus que casse-pieds par rapport aux productions matures, et notamment la présence de sang, et je ne parle même pas du sexe. Il ne faut pas non plus parler de drogue et d’alcool. Ils sont plus coulants depuis quelques années mais pas avec n’importe qui. Ubisoft, ok mais quand on s’appelle Spiders, ils s’en fichent et appliquent les TRC les plus durs, ce qui n’est malheureusement pas négociable. Dans notre catalogue, seul Faery pourrait disposer d’un univers pouvant séduire Nintendo. Mais sur les jeux qu’on fait maintenant, on n’a pas envie d’avoir un propos choquant pour être choquant, mais nous avons tout simplement envie d’aborder des thématiques qui sont plus matures.
Archaïc : Il va falloir sérieusement penser avec Focus à une suite à Faery… Parce qu’on parle de Faery VR, on parle de Faery sur consoles Nintendo…En plus l’histoire est inachevée…
J. Rousseau : C’est honnêtement un jeu que j’aime bien… J’ai bien aimé faire ce projet parce qu’il était finalement orignal pour un jeu qui ciblait un jeune public. Il était assez inhabituel, et je pense qu’effectivement il y a encore plein de choses à faire dans cet univers. Mais Focus a tourné la page. Le jeu a été tout à fait rentable – ce qui n’était pas bien difficile vu son tout petit budget mais Focus voit bien qu’il serait difficile d’en sortir une suite maintenant : les gens n’auront pas forcément fait le premier. Il est sorti sur PC et Xbox Live Arcade, on peut encore y jouer mais ça devient compliqué. Cela voudrait dire qu’il faudrait rééditer l’ancien, donc le mettre à jour, ce qui induit un coût de développement plus élevé. Prendre le temps de le mettre à niveau, de remettre les graphismes au goût du jour, etc… C’est finalement un assez gros chantier. Focus préfère donc lancer de nouvelles licences plutôt que se replonger dans cet univers. C’est dommage pour certains aspects, mais je comprends très bien leur point de vue d’éditeur.
Archaïc : Merci d’avoir à nouveau répondu à toutes nos questions.