Tel un rituel, nous avons retrouvé Jehanne Rousseau, qui, toujours aussi accessible, nous a de nouveau donné un peu de son temps entre deux tables rondes et master class. Nous avions abordé l’année Greedfall, le dernier gros titre de son studio Spiders. Le jeu étant de plus en plus conséquent, le modeste studio parisien continue de le peaufiner à l’heure qu’il est ; c’est pourquoi il s’agit de nouveau du sujet de notre échange, mais cette fois sous l’angle des tests et de l’équilibrage, plus en accord avec son statut d’avancement.
Très bonne lecture et encore merci à Jehanne Rousseau.
Archaic : Bonjour Jehanne, Greedfall était en alpha en mars 2018 : où en sommes-nous aujourd’hui ?
J.R. : Oui, en effet. Nous arrivons désormais en béta. Le jeu est toujours prévu pour l’année prochaine. La date de sortie exacte n’est pas encore clairement définie. Une part de la décision vient de Focus, en fonction des sorties des autres jeux de son catalogue. Nous sommes, qui plus est, en discussion avec eux pour ajouter des éléments qui nous paraissent intéressants à implémenter afin d’améliorer encore l’expérience du joueur. Si cela venait à être validé, cela ajoutera encore un peu de temps de développement, ce qui décalera d’autant la sortie. Celle-ci se fera dans tous les cas en 2019.
Archaic : Amazon France n’a donc pas de bonnes sources en affichant une date de sortie au 31 janvier 2019.
J.R. : Ah oui ? Non ! Il y a forcément deux mois de fabrication pendant lesquels le jeu ne peut plus être touché, à l’exception d’éventuels patches pour la sortie. Par conséquent, clairement, il ne serait pas possible de tenir pareil délai.
Archaic : La production a tout de même sacrément gonflée par rapport à ce qui était initialement prévu.
J.R. : Oui, il s’agit d’un jeu de plus en plus gros. Son univers est vraiment dense. Il est vrai que nous avons tendance à nous lancer dans des jeux ambitieux et il se trouve qu’il est, lui aussi, très ambitieux, malgré le fait que nous soyons une toute petite équipe. Nous essayons d’être les plus intéressants et passionnants possibles ; par conséquent, dès lors que notre éditeur nous autorise à utiliser davantage de temps pour le peaufiner, nous le prenons volontiers, afin de nourrir toujours plus Greedfall. Et il se trouve qu’il s’agit également d’une volonté de Focus d’allouer un peu plus de temps que par le passé à ses jeux pour obtenir des titres encore plus profonds.
Archaic : Si l’on oublie ces discussions pour ajouter des fonctionnalités, où en est le jeu ? Aux tests ? En fin de développement ? Encore des briques de développement à rajouter ?
J.R. : Il y a en effet des briques qui sont entièrement finies, même si il est théoriquement possible d’ajouter toujours plus d’éléments. A l’heure actuelle, par exemple, nous avons terminé l’intégralité des créatures du jeu, elles sont créées, modélisées et intégrées au jeu. Avec plus de temps, il est évident que nous en ajouterons davantage, ainsi que plus de visages différents, afin de varier nos PNJ, ou de nouveaux costumes. Tant que nous disposons de temps, nous pouvons nous permettre d’ajouter des choses. Côté gameplay, il y a certaines choses qui pourraient être encore meilleures et que nous souhaitons donc faire évoluer, d’où les discussions avec Focus. Le développement de jeu vidéo est assez organique, surtout dans des studios de notre taille, ainsi, il nous reste encore pas mal de choses à faire côté équilibrage, ce qui nécessite un temps certain.
Archaic : Comment vous y prenez-vous pour réaliser cet équilibrage ? Vos tests restent au sein de Spiders et de Focus ? Vous conviez des prestataires béta-testeurs ? Voire même des fans de vos licences ?
J.R. : Un peu de tout cela. En interne, évidemment, nous faisons des tests façon debug, peu passionnants mais nécessaires. Chez Focus, ils ont des labos de tests qui nous font des retours qui vont aussi bien aborder des bugs que de l’équilibrage voire l’intérêt de certaines quêtes ou des envies. A côté de cela, nous organisons également des play tests chez Focus – car ils ont les bâtiments et le matériel indispensables pour accueillir dans de bonnes conditions – c’est-à-dire que nous faisons venir des joueurs afin d’avoir les retours de potentiels futurs joueurs de Greedfall. Et enfin, nous avons aussi recours à des sociétés externes, en fin de développement, afin de tester les TRC consoles, à savoir les recommandations des consoliers afin d’avoir l’autorisation de sortir le jeu sur leurs supports. Evidemment, malgré tout cela, l’équipe teste aussi son jeu mais à force, évidemment, nous trouvons le jeu trop simple, avec l’envie de monter drastiquement la difficulté, ce qui ne faut pas ! (rires) L’oeil extérieur est donc primordial pour proposer une expérience la plus adaptée possible à tous les publics.
Archaic : Au sein de ces cellules de test, vous arrive-t-il d’avoir des retours en rapports avec vos jeux précédents ? C’est-à-dire des retours qui ne tiennent pas compte seulement de Greedfall mais également de vos précédents jeux afin de voir l’éventuelle progression entre les deux.
J.R. : Oui, chez Focus, certains testeurs ont testé ou joué à nos précédents jeux. Eux, ils vont avoir un regard un peu biaisé par rapport à cela, en bien comme en mal, mais cela constitue un feedback tout de même très intéressant. Nous essayons d’avoir un panel varié de profils au sein des play testeurs, il arrive donc d’avoir des personnes qui connaissent nos précédents jeux. Nous travaillons aussi avec une boîte américaine, pour des tests très spécifiques. Leurs équipes sont constituées de personnes issues, notamment, de la presse américaine capables de nous faire des retours très argumentés sur la façon dont ils pensent que le jeu va être reçu aux Etats-Unis, par la presse. Parmi les testeurs qui nous ont fait des retours, il y en avait un qui avait joué à nos jeux précédents, et qui avait orienté son argumentation justement en tenant compte de ses expériences passées. C’est vraiment intéressant d’avoir ce genre de vision : ce sont réellement des informations précieuses.
Archaic : Je change un peu de sujet, pour mieux y revenir ensuite. Les Utopiales de Nantes proposent une exposition Greedfall. A quel point cette organisation impacte un planning de production comme celui de Greedfall ?
J.R. : Le but de cette exposition comme celle-ci est de montrer le travail préparatoire au développement, qui peut se peaufiner au fil du développement, mais qui est réalisé en amont. Ce sont des dessins qui existent vraiment et qui ont été créés pour la conception du jeu. J’ai tout de même embêté Cyril [Tahmassebi] pour qu’il les mette au bon format. En effet, nous travaillons sur ordinateur, donc en RGB, et pour l’impression, il faut du CMJN. En gros, il y a 2 formats de colorimétrie lorsque l’on travaille l’image, le RGB qui est destiné aux écrans puisque ce sont des LED qui vont accueillir l’image, et le CMJN qui gère les différentes couches d’impression (la quadrichromie) pour du papier. Si l’on se contente de convertir bêtement via un outil, sans retouche, nous obtenons quelque chose d’assez vilain, souvent très sombre. Il a donc dû faire l’adaptation, c’est beaucoup de petites retouches et réglages pour que l’impression soit aussi proche que possible de l’image d’origine destinée à des écrans, sans compter le travail pour modifier le format. De mon côté, je me suis occupée de l’administratif, à savoir envoyer les dessins à une boîte d’impression, les faire ensuite envoyer aux Utopiales et les faire réceptionner. Cela ne représente pas un temps énorme ; j’ai passé un peu de temps à préparer les cartons mais cela reste dilué.
Archaic : Pour recouper avec les tests dont nous parlions juste avant, est-ce que vous vous attendez à un feedback des Utopiales ? Ou, pas du tout et l’exposition n’est là qu’à titre de promotion ?
J.R. : Nous serons contents si les gens nous disent qu’ils ont apprécié. Nous serons heureux d’apprendre que les gens se sont intéressés, en lisant les cartouches ou en posant des questions aux membres du staff des Utopiales. Ce n’est pas la première exposition que nous faisons dans le cadre des Utopiales : nous en avions fait une sur Technomancer il y a 2 ans. Nous sommes toujours contents de présenter le travail préparatoire que la plupart des gens ignorent. Le public perçoit régulièrement le jeu vidéo comme un produit fini et ne se doute pas forcément du nombre de corps de métier investis dans la réalisation d’un jeu vidéo, de toutes les recherches que cela implique, de toute la production artistique globale que cela demande. Ici, nous présentons des concept arts dans une exposition mais cela pourrait être la musique ou encore l’écriture. Cela nous permet de parler de nos métiers et pas seulement de nos jeux. Notre public en termes de joueurs est essentiellement international, il est même essentiellement américain pour être précise. Je sais que ce ne sera pas une exposition aux utopiales qui va augmenter nos ventes, c’est anecdotique. En revanche, en temps qu’auteur, j’ai envie de faire en sorte que les métiers avec lesquels je travaille, que les gens que j’apprécie, soient mis en avant, et d’autant plus à Nantes qui est une ville très étudiante. Faire découvrir ce qu’est le développement de jeu vidéo, et pourquoi pas donner envie de faire de la création de jeu vidéo, c’est une façon de partager l’émerveillement que nous avons encore à faire des jeux. Si les Utopiales nous font des retours, nous serons ravis, mais honnêtement, nous ne le faisons qu pour l’amour de l’art.
Archaic : Nous avions abordé le sujet des autres corps de métier l’année dernière. Nous avions échangé sur le fait que vous étiez la personne la plus mise en avant de Spiders mais que vous étiez dans une démarche de faire connaître d’autres personnalités de Spiders.
J.R. : En effet, ce n’est pas Spiders qui me met en avant. Je me suis retrouvée d’office Madame Loyal car lorsqu’on crée une entreprise indépendante de jeux vidéo, que l’on n’a ni gros sous ni département marketing, il faut aller présenter soi-même ce qu’on fait, aussi bien au public qu’aux éditeurs. En plus de cela, je pense, qu’en dehors de ma société, je suis quelqu’un qui croit profondément en le média jeu vidéo, en ce qu’il peut apporter comme nouveaux moyens d’échanges et de communication avec un public, en termes d’expérience aussi. C’est pourquoi notamment que j’embête autant la direction des Utopiales pour que l’on parle, non pas plus, mais mieux du jeu vidéo. Je suis aussi de toutes les rencontres avec les politiques et la presse, je tente d’être une ambassadrice du jeu vidéo – et heureusement, je ne suis pas la seule. Il y a eu pendant très longtemps un regard infantilisant du jeu vidéo par les médias, comme quoi le jeu vidéo serait puéril et violent, comme ce fut le cas pour la bande dessinée pendant longtemps. Nous sommes donc obligés d’avoir un discours extrêmement pédagogue pour expliquer que le jeu vidéo ne se cantonne pas à GTA. Ce n’est qu’un genre. Il existe une galaxie énorme. Je fais partie des gens qui sont persuadés que l’on n’a encore rien découvert sur les possibilités que nous offre le jeu vidéo. Je tente de défendre nos capacités créatives. Je pense que le jeu vidéo est un art qui a sa place dans des festivals généralistes ; car cela fait du bien intellectuellement, à tous, de côtoyer des personnes d’autres médias. Si chacun reste au sein du même bocal, on finit par tourner en rond.
Archaïc : Vous étiez la seule à vouloir prendre la parole par le passé. Dans les derniers événements, on remarque que vous êtes, désormais, toujours, entourée d’au moins un ou deux collègues. A l’E3, vous étiez avec Sébasien Di Ruzza ou Claire Léger. Sur le site de Spiders, vous présentez même des corps de métier.
J. R. : Mes collègues ont tendance à être timides. Les personnes déjà présentes sur le site, Julien Briatte, Wilfried Mallet, Sylvain Prunier, Cyril Tahmassebi, font partie de ceux qui ont eu envie de répondre à un questionnaire que j’ai envoyé à toute l’entreprise. Le but était de faire une photo et de poster un article sur leur métier. Je n’ai pas eu énormément de réponses mais certains ont quand même dit pourquoi pas, afin d’aider à faire découvrir leur métier. C’est toujours compliqué à faire comprendre aux gens de l’extérieur l’importance de chacun. Sans compter que nous disposons de personnes aux parcours extrêmement différents, aussi bien scolaires qu’éducatifs. Nous avons des personnes qui viennent de tous milieux tels que le développement, la publicité ou de l’événementiel. Cela crée des dialogues enrichissants. On aimerait bien que le public prenne conscience de ça. Cela permettrait au jeu vidéo de ne pas rester replié sur lui-même : cela créerait des ponts avec d’autres corps de métier.
Archaic : D’autant plus qu’il s’agit d’un des rares médias qui demande d’associer autant de corps de métier ensemble. A l’inverse d’un romancier, seul face à sa page blanche.
J.R. : Il y a quelques exceptions comme Notch, mais cela reste tout de même très très minoritaire. Aujourd’hui, on fait des jeux avec de petites équipes, mais même à 2 ou 3 personnes, ce n’est pas tout seul. On peut même monter sur plusieurs centaines de personnes comme Ubisoft sur ses derniers projets.
Archaic : Où en est Spiders ?
J.R. : On est 35 toujours, et malgré la taille du projet Greedfall. Mais c’est aussi pour cela que nous avons besoin de plus de temps. On a eu des pics où on est monté au-delà, avec des auteurs qui sont venus gonfler l’équipe, mais on sait qu’à termes nous devrons grossir. Nous en avions parlé l’année dernière plus longuement, je ne reviendrai pas dessus, mais j’avoue que je tenterai de repousser cela aussi longtemps que possible. Forcément.
Archaic : Dernière question que je suis obligé de poser tant elle me taraude depuis des mois. Dans le trailer de l’E3, nous apercevons un personnage féminin, la mère du personnage principal apparemment, nous sommes d’accord, que paraissant bien plus âgée que vous, vous partagez quelques traits du visage, n’est-ce pas ?
J.R. : (rires) On me dit cela souvent à propos de certains de mes personnages, dans chaque jeu. Je précise que je ne dessine pas. Dans Technomancer, on m’a remonté que je ressemblais à Amélia. Il y a un peu de moi dans tous les personnages, monstres compris. Au niveau visuel, je ne pense pas que ce soit volontaire. Il va falloir que je pose la question au graphiste ! Je ne pense pas que ce soit conscient de sa part en tout cas ! (rires)
Archaïc : Eh bien, merci beaucoup Jehanne et bon courage pour la master class qui suit.